Reading the China Dream
  • Blog
  • About
    • Mission statement
  • Maps
    • Liberals
    • New Left
    • New Confucians
    • Others
  • People
  • Projects
    • China and the Post-Pandemic World
    • Chinese Youth Concerns
    • Voices from China's Century
    • Rethinking China's Rise
    • Women's Voices
    • China Dream-Chasers
    • Textos en español
  • Themes
    • Texts related to Black Lives Matter
    • Texts related to the CCP
    • Texts related to Civil Religion
    • Texts related to Confucianism
    • Texts related to Constitutional Rule
    • Texts related to Coronavirus
    • Texts related to Democracy
    • Texts related to Donald Trump
    • Texts related to Gender
    • Texts related to Globalization
    • Texts related to Intellectuals
    • Texts related to Ideology
    • Texts related to the Internet
    • Texts related to Kang Youwei
    • Texts related to Liberalism
    • Texts related to Minority Ethnicities
    • Texts related to Socialism with Chinese Characteristics
    • Texts related to Tianxia
    • Texts related to China-US Relations

Qin Hui, “La mondialisation après la pandémie"

Qin Hui, “La mondialisation après la pandémie :  Réflexions sur le Coronavirus”[1]

Introduction par David Ownby

Qin Hui (né en 1953) a été, jusqu'à sa récente retraite, professeur d'histoire à la prestigieuse université de Tsinghua. Il s’agit de l'un des plus éminents penseurs libéraux et parmi les intellectuels publics les plus respectés de son pays. Il a commencé sa carrière en publiant des études de fond sur l'histoire de la paysannerie, soutenant que les "guerres paysannes" qui ont marqué l'histoire de la Chine n'étaient pas le résultat d’une "lutte des classes" (celle d’un prolétariat rural asservi par des propriétaires avides), mais bien davantage une "colère vertueuse" dirigée contre un État oppressif et irresponsable.

Sans jamais abandonner ses engagements intellectuels premiers, Qin a par la suite considérablement élargi le champ de ses intérêts, abordant des sujets aussi variés que la mondialisation, l’apartheid sud-africain (qu'il compare favorablement à la façon dont la Chine traite ses "travailleurs migrants") et la République chinoise (1911-1949). Le livre qu’il a publié en 2016 sur la période républicaine, Leaving the Imperial System Behind 走出帝制, constitue une riposte cinglante aux propos des Nouveaux Confucéens qui insistent pour dire que la révolution de 1911 était une erreur parce que la Chine était alors déjà sur la voie de la "monarchie constitutionnelle". Le livre a été interdit en Chine (pour un avant-goût des arguments avancés par Qin dans cet ouvrage, cliquez ici).

À ma connaissance, le texte proposé ici n'a été publié ni en Chine ni en chinois. Du moins une recherche de son titre original sur Google n’a rien donné. Au cours du printemps 2020, j'ai remarqué une annonce en ligne selon laquelle Qin allait donner une conférence publique sur le sujet; je lui ai écrit pour lui demander s'il avait en mains un texte que je pourrais lire. J’avais l’impression que la conférence a été annulée; ceci étant, il existe un enregistrement sur You tube (sans l’image) d'une intervention qui porte le même intitulé et qui a eu lieu en mai.

Quoiqu’il en soit, Qin m'a envoyé son texte par voie électronique le 16 octobre dernier, me demandant de le traduire. Celui-ci apparaît donc a priori sous forme publiée pour la première fois (mon premier scoop! et fort probablement le dernier). Au vu du climat qui règne actuellement en Chine, il est fort possible qu’un tel texte, critique en profondeur d’un sujet particulièrement sensible, ne sorte jamais dans sa langue d’origine sur le continent.

Le texte de Qin est une réflexion stupéfiante sur les succès et échecs de la lutte contre la pandémie de covid-19 en Chine et dans le reste du monde, même s’il est principalement axé sur la Chine et l'Occident. Comme toujours, son objectif est d'aller au-delà de la rhétorique attendue, des accusations habituelles ou, à l’inverse, de l’autocongratulation, pour aborder le cœur du problème. Avec une lucidité effrayante : pour lui, la Chine a eu recours à son "faible avantage en matière de droits de l'homme" pour imposer un verrouillage très contraignant à la société, ce qui a permis de maîtriser rapidement le virus après l’éclosion catastrophique de Wuhan; l'Occident, lui, handicapé par son "(dés)avantage élevé en matière de droits de l'homme", a trébuché lourdement… et continue de s’enfoncer.

Qu’on ne se méprenne pas : Qin ne cherche pas à chanter les louanges de la Chine, mais plutôt à réveiller l'Occident, à l’obliger à prendre acte des failles de ses institutions, révélées par son incapacité à contrôler le virus. La triste réalité, à son avis, est que l’attention de l'Occident portée aux droits de l'homme a augmenté - de façon attendue et tragique à la fois - le nombre de cas et les décès liés au coronavirus. Qin nous demande d'imaginer un scénario selon lequel les théories du complot affirmant que le virus a été conçu dans un laboratoire chinois, ou par l'armée américaine, pourraient s’avérer justes. Le monde se retrouverait alors en état de guerre biologique, avec un risque de contagion et une létalité bien plus élevés que ceux dont nous faisons actuellement l’expérience. Quelles seraient alors les chances de “victoire” des démocraties occidentales? Ou simplement de survie?

Qin souhaite ardemment que la démocratie survive et prospère en Occident et, à terme, en Chine. Son texte se veut donc une critique impartiale et objective à la fois de la Chine et de l'Occident, une denrée rare à l’heure d’une polarisation exacerbée des positions et des discours.

Sa critique à l’endroit de la Chine est assez frontale. Pour lui, permettre la liberté d'expression et laisser les lanceurs d’alerte tranquilles aurait accéléré la mise en oeuvre d’une réponse ad hoc à la crise initiale à Wuhan et peut-être épargné au reste de la Chine - et du monde - la douleur et les pertes qui ont suivi dans le cadre d’une pandémie devenue rapidement incontrôlable. On n’a pas non plus, selon lui, à vanter les performances de la Chine dans sa lutte contre le coronavirus : les méthodes "médiévales" qui ont été utilisées n’ont rien de chinois -elles viennent d'Occident. Et si la China a, à priori, mieux réussi, c'est grâce à son "faible avantage en matière de droits de l'homme", une réalité qui a facilité l'imposition de mesures coercitives. Enfin, la Chine doit veiller à ce que les pouvoirs supplémentaires acquis par l’État au cours de la lutte contre le virus ne deviennent pas permanents.

Les critiques de Qin à l'égard de l'Occident sont plus complexes et, pour être honnête, parfois difficiles à suivre. On peut le comprendre : nous avons ici un champion chinois de la démocratie et des droits de l'homme qui dit essentiellement à l'Occident que son obsession pour les droits de l'homme l'a aveuglé sur l'importance supérieure de la vie humaine en temps d'urgence. Exaspéré par les individus qui revendiquent le “droit humain de ne pas porter de masque" (autant que par leurs adversaires qui refusent eux de reconnaître qu'ils ont effectivement ce "droit" même si l'exercer ces jours-ci s’avère inopportun), Qin disserte longuement sur la confusion qui émerge lorsque nous identifions droits et valeurs.

Un droit est la capacité de faire, ou de ne pas faire, quelque chose, l'équivalent dès lors de liberté. Les droits ne sont pas absolus (on ne peut pas crier "au feu" dans un théâtre bondé simplement parce qu'on a la liberté d’expression) et l'exercice d'un droit n'est pas toujours suivi d’effet positif (j'ai le droit de dire à mon patron ce que je pense de lui, ou de me gratter le nez lors d'un premier rendez-vous amoureux). Le droit de porter une arme est considéré comme un don de Dieu, un droit absolu aux États-Unis. Pour autant, même la NRA ne défend pas le droit de disposer d’une arme nucléaire. Certains droits, comme le droit de fumer ou de commercialiser des opioïdes ont de graves conséquences pour la santé publique. D’autres, comme le droit de siffler dans un autobus, par exemple, sont tout simplement stupides.

Si l'on s'arrête un peu et que l’on y réfléchit, il devient assez clair que "donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort", aussi noble le slogan puisse-t-il paraître, ne décrit en rien la façon dont nous vivons notre quotidien (nous faisons la queue au lieu de bousculer le voisin), sans parler des calculs nécessaires auxquels nous devons nous prêter en cas d'urgence. Qin Hui a passé une grande partie de sa vie à écrire sur l'importance fondamentale des droits de l'homme et il lui est manifestement pénible de dire à l'Occident que son “discours sur les droits” a dérapé. Mais il le dit quand même, et sans attaquer le "politiquement correct", ce que ses collègues libéraux en Chine font eux beaucoup. Les droits, insiste Qin, sont un élément fondateur de la vie en société et de la vie politique; ils ne doivent ni érigés en absolus ni décontextualisés.

Dans la foulée, Qin aborde la question, connexe, de la dictature, rappelant aux Occidentaux que, historiquement, les premiers dictateurs furent des militaires romains qui recevaient un mandat spécial en temps de guerre entraînant la suspension de la démocratie de façon temporaire. En d'autres termes, il s’agit d’un mode de gouvernement qui fait partie de l'héritage occidental ce même si, à l'époque contemporaine, il a été associé au “fléau communiste” et considéré comme l'antithèse même, une antithèse durable, de la démocratie (Qin note pour faire bonne mesure que la "dictature démocratique" de Lénine, et de la Chine, n'ont aucun sens historique ou logique).

Qin est tout à fait conscient que la démocratie a été "interrompue" en temps de guerre plus d'une fois dans l'histoire moderne, mais il est frustré par l'hésitation dont les dirigeants démocratiques occidentaux font preuve lorsqu’il s’agit d’utiliser les pouvoirs à leur disposition pour mener un autre type de "guerre" (Qin étant Qin, nous avons également “droit” dans son texte à plusieurs paragraphes consacrés aux différences entre faire la guerre à un ennemi déclaré et combattre un virus, par définition non-humain; beaucoup de pays, y compris la Chine, se sont servis de cette métaphore).

Qin prend également l’exemple du naufrage du Titanic à l’occasion duquel tout le monde s’est rallié au capitaine et, par là même, au principe "les femmes et les enfants d'abord", défendant en cela les plus faibles et les plus vulnérables, éventuellement au prix de leur propre vie. Pour lui, on a là la preuve que le "discours sur les droits" peut céder sa place à autre chose en cas d'urgence.

Il y a beaucoup, beaucoup plus encore dans cet essai: sur la montée et la chute du servage après la peste noire; sur des épidémies peu connues, voire inconnues des historiens, qui sont survenues pendant la Révolution culturelle;  sur l'invention de la quarantaine dans la Venise médiévale; sur l'histoire de la lèpre, les Principes de Syracuse (1984) qui tentent d'établir comment traiter les droits de l'homme en état d'urgence. Le texte est long (presque 30,000 mots; pour une version en pdf, cliquez ici), dense et fascinant, parfois un peu obscur. C’est probablement là le résultat du fait que Qin revient souvent sur des arguments développés dans d'autres contextes sans en informer le lecteur et qu'il ne veut pas être trop clair dans certaines des critiques qu’il adresse aux autorités chinoises. Mais il me semble que la meilleure façon de comprendre la longueur et la difficulté du texte est de considérer ce dernier comme un reflet de la complexité de la question à laquelle Qin tente de répondre: comment sauver la démocratie quand un de ses organes- le discours sur les droits - s'est hypertrophié de manière incontrôlée, mettant en danger la survie de l'organisme lui-même?

Je remercie chaleureusement la professeure Laurence Monnais de l'Université de Montréal pour son aide inestimable dans la préparation de la traduction française du texte de Qin Hui, et la professeure Hélène Piquet de l'Université de Québec à Montréal pour sa relecture attentive de cette traduction.

Citations préférées

“La réalité de l'épidémie en Chine comme en Occident montre que ce n’est pas une bonne idée de faire taire les lanceurs d’alerte mais que ce n'est pas suffisant non plus de les laisser parler. L'expérience occidentale montre que leurs dires ne provoquent pas la panique, ce qui signifie qu'il n'est pas raisonnable que la Chine ait utilisé la prévention de la panique comme raison pour le faire. Mais l'absence de panique n'empêche pas en soi les épidémies. Faire taire les lanceurs d’alerte a effectivement eu pour effet de propager le coronavirus, d’abord en Chine. Mais lorsque cette propagation est devenue un fait accompli, peu importe ce que vous faites avec ces mêmes dénonciateurs, ce qu’il faut savoir c’est si vous pouvez effectivement verrouiller une ville.”

“Mais ce qui donne à réfléchir et est véritablement frustrant, c'est que, lorsqu'une grave épidémie se produit, la mollesse des démocraties envers leurs citoyens n'aide pas à lutter contre l'épidémie, alors que la ‘cruauté’ de la Chine, ses sévères quarantaines et ces atteintes aux libertés, se sont avérés efficaces. 

En fait, ce n'est pas difficile à comprendre. Logiquement, il n'y a que trois façons pour l'homme de faire face à des maladies infectieuses virulentes: si vous êtes déjà infecté, ou allez inévitablement l'être, vous devez utiliser des antibiotiques ou d'autres moyens thérapeutiques pour détruire les germes, ce qui permet alors de guérir la maladie ; si vous ne pouvez pas éliminer la maladie, vous devez compter sur un vaccin, afin d'éviter l'infection même si vous entrez en contact avec l’agent pathogène, ce qui permet de prévenir la maladie ; si vous n'avez pas de traitement ou de vaccin, la seule façon d’agir est d'arrêter la propagation du micro-organisme concerné.”

“La critique féroce des premiers jours du ‘verrouillage de Wuhan’ en Chine a presque disparu maintenant que ses effets sont devenus clairs. Sachant ce que nous savons maintenant, si nous pouvions revenir en arrière, je pense que les gouvernements européens et américains auraient choisi de copier la Chine dès le début de l'épidémie. La question est de savoir si le système démocratique leur permettrait de le faire. Mais aujourd'hui, alors que la deuxième vague du coronavirus frappe des économies déjà dévastées, le dilemme de choisir entre ‘mourir du virus ‘ (le laxisme persistant aggravant le risque de faire la maladie qui continue de se propager) et ‘mourir de faim’ (via un contrôle renouvelé susceptible d’entraîner l'effondrement d'économies déjà affaiblies) est d'autant plus douloureux.

Cela soulève une question aiguë: quelle urgence permet de ‘limiter’ les droits de l'homme ou d’y ‘déroger’ et dans quelle mesure ces limitations ou dérogations peuvent-elles être ‘suffisamment’ imposées pour être efficaces ? Les démocraties doivent-elles être à ce point incompétentes face à une situation d'urgence? Le slogan ‘Vivre libre ou mourir’ est certes intemporel et de valeur universelle en tant que slogan pour la liberté; ce choix, pour certains individus, peut même être considéré comme étant à admirer. Mais pour une société dans son ensemble, voire l’humanité toute entière, la survie est plus importante que la liberté, et mettre en péril la sécurité publique pour sa propre liberté devient contraire aux valeurs universelles (pas seulement aux ‘valeurs asiatiques’). Bien sûr, l'épidémie actuelle n'est peut-être pas le défi le plus sérieux qui nous attend; après tout, le taux de mortalité n'est pas très élevé. Mais que se passerait-il si le taux de mortalité était celui de la peste noire et qu'il n'y avait toujours pas de médicament efficace ou de vaccin disponible?

Il est également possible d'imaginer un scénario encore plus extrême: et si les ‘théories du complot’, qui circulent aujourd'hui en Chine comme en Occident, s'avéraient exactes: les démocraties et les États totalitaires s’en trouveraient malheureusement réellement engagés dans une ‘guerre de virus’ les uns contre les autres, chacun attaquant vicieusement l'autre avec des ‘agents de contagion ‘. Ne me dites pas que c'est techniquement ou humainement impossible. En faisant des déductions logiques sur la base de la pandémie actuelle, quelles sont les chances de survie de la démocratie ? Sont-elles plus grandes que celles du totalitarisme ? Il est évident que si nous soutenons la démocratie, sans nécessairement chercher à la développer davantage, mais en la soutenant simplement en termes de durabilité de ses réalisations jusqu'à présent, nous ne pouvons pas éviter cette question fondamentale: la survie du système démocratique peut-elle dépendre uniquement de la bonne volonté des autres, voire de son ennemi ?”
 
Traduction par David Ownby et DeepL, révisée par Laurence Monnais[2]
 
Première partie. Et si "droits de l'homme" signifiait "plus aucun humain" ?

La pandémie de coronavirus qui a éclaté l'hiver dernier semble avoir enfin ralenti en Chine, après des tentatives bâclées de faire taire les lanceurs d’alerte, le verrouillage de la société d’une main de fer et au prix, douloureux, payé par le peuple chinois, en particulier celui de Wuhan. Le coronavirus pourrait bien sûr y réapparaître mais à partir du mois de mars, c’est à l’étranger que la catastrophe s'est étendue et, pour l'instant, sans qu’on ne voit aucune issue à sa dissémination.

Les changements que la pandémie entraînera en Chine et dans le monde, et les façons dont "les fléaux auraient changé l'histoire", sont sur toutes les lèvres. Ancrées dans une actualité mondiale, la plupart des discussions sont imprégnées de réflexions sur la montée et la chute des grandes puissances, chacun s'interrogeant sur les pays “à risque” dans un monde post-pandémique, sur les gagnants et les perdants d’un nouvel ordre international et sur la possibilité, ou non, de l’arrivée d’un nouveau "numéro un." Par extension, les discussions s’orientent autour d’un possible "changement de civilisation" lié à l'influence de la culture économique en lien avec ces réflexions historiques—dont la Chine sortira forcément gagnante. Nous attendons les déclarations des experts.

Mon but, dans cet essai, est de discuter de l'impact de la pandémie sur les institutions. Dans l'histoire de l'humanité, la montée, comme la chute, des grandes puissances ne sont qu’un point sur une ligne du temps; le sort des institutions est beaucoup plus important pour notre destin commun. Au cours du dernier siècle et demi, le Royaume-Uni a laissé sa place de nation la plus puissante du monde aux États-Unis, ce qui n’a vraiment pas changé grand-chose. Comme le dit le roman chinois Histoire non officielle des savants, "le fleuve coule à l'est pendant trente ans, puis à l'ouest pendant trente ans". Il s'agit simplement d’un changement dans la direction du vent et de l'eau. Mais si ce passage de témoin avait impliqué l'Allemagne nazie, il aurait été dangereux. Dans ce cas, en effet, il ne s'agirait plus simplement de savoir qui est numéro un et qui est numéro deux; il s’agirait de civilisation et de barbarie pour l'ensemble de la race humaine.

L'Histoire le dit, certains fléaux ont entraîné des changements institutionnels. Mais comme je l'ai déjà souligné à maintes reprises, si le critère du progrès humain peut être universel, les processus historiques spécifiques issus de ce progrès sont intrinsèquement imprévisibles. La "cause" d'un fléau et le "résultat" qu'il produit peuvent être différents, voire antithétiques, selon les circonstances et les conditions de chaque expérience de ce type. Le cas bien connu de la peste noire et de la montée et de la chute du servage à la fin du Moyen Âge sont des exemples éloquents.

La mondialisation et la montée et la chute du servage après la peste noire

En Europe occidentale, l'une des conséquences les plus importantes de la peste noire (bubonique) a été de provoquer, ou à tout le moins de hâter, la disparition du servage. Avant la peste, le servage en Europe occidentale montrait déjà des signes de déclin. Après la peste, la population a diminué, la terre était donc abondante et la main-d'œuvre particulièrement rare. De fait, ajouté au fait que les décès et le dépeuplement furent plus manifestes dans les villes qu'à la campagne (en raison de la contagiosité élevée de la maladie et des fortes densités de population), il y avait davantage de possibilités d'emploi en ville au moment de la reprise ce qui a conduit les paysans à migrer vers les villes.

Dans ces circonstances, les seigneurs se sont retrouvés en situation de concurrence pour attirer les travailleurs; ils ont été contraints d'offrir de meilleures conditions aux paysans, en réduisant les obligations féodales, en améliorant leur statut juridique et leurs revenus, en supprimant les contraintes physiques qui pesaient sur eux et en encourageant les agriculteurs présents sur leurs terres à fonder des familles et à se reproduire. Certains seigneurs ont même modifié leur stratégie économique, passant d'une agriculture intensive sur le plan humain, employant une main-d'œuvre considérable, à l’élevage de moutons requérant lui d’importants capitaux, allant jusqu’à abandonner le servage et affermer les terres.

En conséquence, le servage s'est éteint en Europe occidentale, notamment en Angleterre. Et les paysans libres, métayers ou ouvriers salariés, ont bénéficié d’une augmentation de salaire due à la rareté des terres et à la baisse des loyers fonciers. La libération des serfs et l'augmentation des revenus des paysans libres ont conduit à l'épanouissement d’exploitations familiales, à la "révolution agricole" de la fin du Moyen Âge et à l'essor de l'artisanat, de l'économie marchande et des villes, ainsi qu'à l'essor de la société civile.

Soyons clairs, nous ne pouvons pas pour autant dire que tout allait bien à partir de ce moment-là en l'Europe occidentale. Il restait encore bien des obstacles à sauter entre l'époque de la peste noire et la période précédant la modernisation. Et personne ne voulait "attribuer" la modernisation à ce terrible fléau. Ceci étant, la plupart des spécialistes d'aujourd'hui qui regardent l'Histoire dans la perspective de la longue durée reconnaissent que les changements qui se sont produits en Europe occidentale après la peste noire, en particulier l'élimination du servage, ont joué un rôle majeur dans la modernisation de la région.

Nous savons que la peste bubonique est entrée en Europe par le Moyen-Orient, puis a balayé presque toute l'Europe, du sud-ouest au nord-est, en passant outre quelques "îlots" épargnés, comme le sud-est de la Pologne et Milan, en Italie. Mais au Moyen-Orient, source de la contagion en Europe occidentale et méridionale, et en Europe orientale, infectée elle par l'Europe du Sud-Ouest, les changements sociaux qui ont suivi la pandémie de peste ont été diamétralement opposés à ceux de l'Europe occidentale: le servage au Moyen-Orient est resté intact, tandis qu'en Europe orientale, où le servage n'existait pas auparavant, la pratique s'est répandue, faisant même disparaître pour plusieurs siècles les petits agriculteurs libres. C’est ce qu’on a appelé le "servage tardif” ou, dans un contexte européen global, "deuxième servage" (le servage d'Europe occidentale constituant le premier).

Ce qui est intéressant, c'est que cette apparition du servage en Europe de l'Est et son maintien au Moyen-Orient ont été attribués aux mêmes facteurs qui ont conduit à la disparition de la pratique en Europe occidentale, c’est-à-dire un déficit humain qui, lié à l'abondance des terres née de la pandémie, a mené à une pénurie flagrante de main-d'œuvre. E. D. Domar (1914-1997), éminent historien de l’économie russo-américaine, a soutenu que, c’est en raison même de cette pénurie de main-d'œuvre que les nobles féodaux, craignant que les paysans restant ne fuient, les avaient liés plus étroitement à la terre, transformant les paysans libres en serfs.

Dans des conditions de surplus de main-d'œuvre, la maxime “un de perdu dix de retrouvés” s’applique: il n'est donc pas nécessaire d’attacher le paysan à la terre. C'est ce qu'on appelle la théorie de Domar, qui étudie la relation entre abondance de terres, raréfaction de la population et féodalité. Cette théorie semble être confirmée par le fait que, en Chine, dans le chaos qui a suivi la chute de la dynastie Han, la population a fortement diminué et des formes de servage telles que le buqu et le sishu[3] ont alors émergé.

Mais comment, pour autant, expliquer que la peste noire, qui a entraîné une dépopulation partout, a provoqué la disparition du servage en Europe occidentale et la montée du servage en Europe orientale et au Moyen-Orient? D'un point de vue purement économique, les personnes qui détiennent des biens en contexte de pénurie sont a priori en meilleure position pour négocier que celles qui détiennent des biens en période de surplus. Il était donc logique que la pénurie de main-d'œuvre favorise le travailleur.

Mais cela ne fonctionne que dans des conditions de concurrence: en Europe occidentale, les seigneurs se sont disputé une main-d'œuvre raréfiée en offrant des avantages aux paysans sous la forme de loyers plus bas, de salaires plus élevés, de libertés, etc. Mais comme l'a récemment souligné un jeune universitaire de Stanford, les féodaux du Moyen-Orient et de l'Europe de l'Est ont pu éviter cette concurrence, car la période qui a suivi la peste noire a vu la montée d'empires centralisés et autoritaires, en l’occurrence l'Empire ottoman turc et l'Empire tsariste russe.

Ces empires ont permis d'éviter la concurrence entre les nobles pour le recrutement des serfs. La monarchie pouvait simplement attribuer des serfs aux nobles et les aider à capturer les fugitifs, de sorte que les maîtres n'avaient pas à s’attirer les bonnes grâces des paysans pour les engager. Par contre il devenait stratégique pour ces mêmes seigneurs de faire la cour au souverain, dans l’optique de se voir attribuer toujours plus de serfs –sans compter que dans ces cadres impériaux, il fallait l’intervention du pouvoir pour changer le statut de paysan à serf. Dans ces conditions, il aurait été bien étonnant que le servage n'ait pas prospéré!

À l'époque de ses recherches, l'économiste Domar n’a pas tenu compte de ces facteurs politiques. Il a toutefois mentionné un autre facteur économique, en plus de la pénurie de main-d'œuvre, qui aurait selon lui stimulé le développement du servage en Europe de l'Est. Après la disparition du servage en Europe occidentale, on a assisté à l’émergence d’une économie de marché et d’une société civile. Les niveaux de développement économique et de consommation y ont dépassé ceux de l'Europe de l'Est.

La demande en produits agricoles en Europe occidentale, qu'il s'agisse de biens de consommation directe ou de matières premières industrielles, a fortement augmenté, ce qui a conduit à l'émergence d'une agriculture prospère, orientée vers l'exportation, en Europe de l'Est, riche en terres et peu peuplée. Dans ce contexte, les petits agriculteurs libres et autosuffisants ont perdu du terrain au profit des grands domaines féodaux, plus productifs. Bénéficiant d’un système au sein duquel les droits humains étaient très limités, l'économie des grands domaines agricoles russes, qui exportait des céréales vers l'Europe occidentale, a vu le jour au XVIe siècle et a atteint son apogée au XVIIIe siècle avec la révolution industrielle en Europe occidentale.

La capacité d'exportation de ces domaines a fait de l'économie russe le modèle d'économie à fort excédent parmi les grandes puissances de l'époque; l'Empire russe, ayant absorbé de vastes zones agricoles comme la Pologne et l'Ukraine, est devenu le "grenier à blé de l'Europe" et même l'un des principaux greniers à blé du monde, de la même manière que la Chine est devenue “l’usine du monde” au cours des 40 dernières années. L'Europe occidentale, avancée et libre, enregistrait, par contraste, un déficit commercial alors qu’elle exportait des capitaux vers l'empire russe, lui en retard de développement et de plus en plus “féodalisé”. Une réalité qui peut être considérée comme l'un des premiers signes de la mondialisation. Et de ses contradictions.

Institutions politiques et épidémiologie

La Covid-19 n'est certainement pas la peste noire médiévale. Mais en ce qui concerne leur impact respectif sur les institutions humaines, nous pouvons établir des parallèles entre les deux.

Le premier épisode de la pandémie actuelle s'est déroulé principalement en Chine; le second a vu son déplacement vers l'étranger, notamment en Europe et aux États-Unis. L’un comme l’autre ont donné lieu à la création de certaines “maximes”. En ce qui concerne la Chine, on trouve :

"Ils ont commencé par fermer la bouche des lanceurs d’alerte, ce qui a conduit à fermer la ville."

"Sans ce honteux 404 (c'est-à-dire le code Internet pour "page introuvable"), il n'y aurait pas eu de lamentations le 4 avril (date des funérailles collectives de Qingming[4] à Wuhan)".

"Ils ont caché d'abord les petites choses qui sont devenues de grandes choses, puis ils ont concentré leurs forces pour s'occuper des grandes choses."

Et, enfin, "Le système a d'abord chié sur le monde, puis a montré au monde à quel point il était bon pour se torcher le cul."

Les maximes sur l'Europe et l'Amérique sont encore meilleures :

"Quarantaine, pas de droits de l'homme; pas de quarantaine, plus d'humains".

Il y a aussi ce jeu de mots sino-anglais: "Quarantaine, I see you, pas de quarantaine, ICU!"

Et celui-ci qui se prononce à la fois sur la Chine et l'Occident: "La façon dont la Chine a lutté contre la pandémie reposait sur deux choses : la première sur le fait que les gens sont vraiment obéissants, la seconde qu'ils ont vraiment peur de mourir; le déclenchement de la pandémie en Europe et aux États-Unis a également mis en évidence deux choses : la première est que les gens sont vraiment désobéissants et la seconde qu'ils n'ont vraiment pas peur de mourir."

Qu'elles se rapprochent de la vérité ou non, ces maximes touchent à des questions institutionnelles qui méritent réflexion. La réalité de l'épidémie en Chine comme en Occident montre que ce n’est pas une bonne idée de faire taire les lanceurs d’alerte mais que ce n'est pas suffisant non plus de les laisser parler. L'expérience occidentale révèle que leurs dires ne provoquent pas la panique, ce qui signifie qu'il n’était pas justifié que la Chine utilise la nécessité de prévenir une panique comme raison pour le faire. Mais l'absence de panique n'empêche pas en soi les épidémies. Faire taire les lanceurs d’alerte a effectivement eu pour effet de propager le coronavirus, en Chine tout d’abord. Mais lorsque cette propagation est devenue fait accompli, peu importe ce que vous faites avec les dénonciateurs, ce qui devient important c’est de savoir si vous pouvez effectivement verrouiller une ville.

Bien sûr, certaines personnes hésitent à soulever des questions d’ordre institutionnel dans ce contexte, les contournant de deux manières en général. La première relève de la théorie de la conspiration qui attribue toute l'affaire à un vaste complot (la Chine veut faire tomber les États-Unis ou les États-Unis veulent faire tomber la Chine), la vieille histoire du "chef de gang qui se bat avec son rival".

La seconde est ce que j’appelle la "théorie de la culture", celle qui dit que la culture chinoise est capable d'accepter le port du masque et l'isolement tandis que les Occidentaux, eux, manifestent une "résistance culturelle" au port du masque et au confinement. Deux raisons peuvent expliquer ce dernier argument: certaines personnes débordent de "confiance culturelle" et pensent que la culture chinoise est supérieure en tous points à la culture occidentale. D'autres essaient d'éviter le dilemme posé par le fait que les institutions démocratiques occidentales ont mal géré la pandémie et préfèrent parler de "culture" pour changer du sujet.

Il se trouve que, en Chine comme en Occident, le quidam préfère éviter d’avoir à porter un masque en temps normal; il est également vrai que les perceptions des gens diffèrent lorsqu'ils sont confrontés à une menace sérieuse. En réalité, il n'y a que deux différences qui comptent réellement: premièrement, quelle est la pression institutionnelle exercée pour rendre le port du masque obligatoire ? Il est évident que la Chine a exercé davantage de pression à cet égard.

Deuxièmement, même si vous êtes prêt à porter un masque, pouvez-vous en obtenir un? Rappelons que durant la première vague de la pandémie, la Chine a consommé la plupart des masques du monde et de nombreuses villes européennes et américaines n'en disposaient pas, de sorte que même si nombre de personnes étaient prêtes à en porter un, c’était tout simplement impossible. Prévenir les achats paniqués en période de pénurie et donner la priorité aux personnes infectées et aux travailleurs de la santé, au lieu de faire pression sur le grand public, était alors une décision logique. Mais une décision qui n’avait rien à voir avec une "culture du refus de porter un masque". En fait, comme je le soutiens ci-dessous, le port du masque et le recouvrement du visage (bien sûr dans leur forme primitive) pour prévenir l'infection, comme le système de quarantaine “à deux niveaux”, pourraient bien avoir été invités par les Occidentaux.

Comment les deux systèmes, la démocratie occidentale et l’autoritarisme chinois, ont-ils donc évolué en situation de pandémie?

Un système autoritaire est une arme à double tranchant, capable de grandes choses et de grandes méchancetés. Pendant la Révolution culturelle, lorsque Mao Zedong "a concentré le pouvoir pour faire de grandes choses", à un moment où le système de santé était déjà remis en question par les "mouvements de masse”, Mao a également encouragé les étudiants à voyager dans tout le pays et à y faire la révolution. Son encouragement à la mobilité a conduit à une épidémie de méningite à méningocoque sans précédent qui a tué pas moins 168 000 personnes, principalement des adolescents, à la fin de 1966 et au début de 1967. À l'époque, Shaoshan, Jinggangshan et d'autres "sites sacrés de la révolution" étaient pleins de ces étudiants itinérants qui sont morts durant l’épidémie, ce qui a conduit les Gardes rouges—eux-mêmes des étudiants itinérants—à être enterrés dans des fosses communes. Certaines parmi les familles touchées se sont alors révoltées contre la Révolution culturelle; il y a même eu des cas d'exécution par balle.

D'après mes recherches, limitées, cette catastrophe, rarement mentionnée en raison de la censure, constituerait l'épidémie la plus meurtrière au monde depuis la Seconde Guerre mondiale. Les maladies bactériennes comme la peste, la typhoïde, le choléra, la tuberculose et la lèpre étaient autrefois les infections les plus meurtrières. Mais au cours du XXe siècle, l'humanité a fait plus de progrès contre les bactéries que contre d'autres agents pathogènes tels que les virus et les protozoaires et le contrôle des maladies infectieuses bactériennes s'est considérablement amélioré dans la seconde moitié du XXe siècle. Au cours de cette période, à l'exception de la tuberculose, maladie endémique qui tue un certain nombre de personnes chaque année sans qu'il y ait de véritable éclosion, je n'ai pas trouvé un seul cas d'épidémie due à une bactérie qui ait tué plus de personnes que les près de 170 000 décès enregistrés lors de l'épidémie chinoise de l'hiver 1966-67.

Cette catastrophe n'a pourtant guère retenu l'attention des compilateurs de statistiques internationales. À titre d'exemple, Wikipédia énumère des centaines de foyers locaux et mondiaux dans la catégorie “maladies infectieuses” (épidémies, y compris le coronavirus actuel), mentionnant la peste qui a fait 56 victimes en Inde en 1994 et une épidémie de typhoïde à Croydon, en Angleterre, qui a tué 43 personnes en 1937. Concernant les épisodes de méningite bactérienne, Wikipédia note une épidémie en Afrique de l'Ouest qui a tué 931 personnes en 2009-10, mais aucune mention n’est faite de l'épidémie de méningite sans précédent qui a eu lieu pendant la Révolution culturelle.

En plus de cette page sur les épidémies et pandémies, il existe des pages connexes consacrées à la méningite, au méningocoque, etc., mais aucune des 21 entrées de ces pages ne mentionne l’expérience chinoise de 1966-67, bien qu'il y ait une entrée séparée pour une épidémie de méningite au Ghana qui a fait 32 morts en 2016. En dehors des éloges faites à la Chine pour sa pratique de la "médecine collaborative" à l’époque, l'ignorance internationale de la situation sanitaire en Chine pendant cette période du "rideau de fer" est vraiment étonnante.

En plus de la méningite, et là encore en raison de la “force concentrée” pour “faire de grandes choses”, le sud de la Chine a également connu sa plus grave épidémie de paludisme depuis 1949 durant la Révolution culturelle. Lorsque le docteur Tu Youyou (b. 1930) a reçu le prix Nobel de médecine (2015) pour avoir extrait l'artémisinine à la fin des années 1960, les médias ont déclaré qu'elle “aidait le Vietnam dans sa lutte contre les États-Unis” en développant des médicaments antipaludéens pour le pays. En fait, sa découverte n'avait rien à voir avec le Vietnam; elle avait à voir avec l'épidémie de paludisme qui sévissait en Chine du Sud à la même époque.

J'ai moi-même vécu l'épidémie et ai eu le paludisme; j'ai également participé à la “guerre anti-malaria”, qui a duré six ans. Dans le comté de Tianlin, dans la province du Guangxi, où j'ai été envoyé pendant la Révolution culturelle, il y avait en moyenne 1 480 cas de paludisme par an pendant les 17 années précédant la Révolution culturelle. Le chaos entraîné par la Révolution a conduit à une véritable épidémie en 1969 avec un total de 15 148 cas l'année suivante, soit plus de dix fois la moyenne des 17 années précédentes. 14 % de la population de ce comté, qui ne comptait alors que 110 000 habitants, a souffert de la maladie. Bien sûr, la “grande guerre contre le paludisme” qui a suivi a également démontré les avantages du “système national” chinois mais ce n'est qu’en 1983 - début de la période de réforme et d'ouverture - que le taux d'incidence de la maladie y a été ramené au niveau d'avant la Révolution culturelle.

Dans le cadre de l’épidémie actuelle, les erreurs commises par le système chinois dans les premiers temps du coronavirus étaient également graves et allaient bien au-delà de la simple “admonestation” de quelques lanceurs d’alerte; elles ne peuvent être interprétées comme étant un "manque d’appréciation d'une nouvelle maladie" ou comme étant nécessaires “pour éviter la panique”. Laissons de côté les controversé “journal de Fang Fang”[5] et les écrits d'autres personnes détestées par les autorités et penchons-nous sur les propos du professeur Hua Sheng.

Hua Sheng est un universitaire de premier plan, proche du gouvernement, dont la série de textes publiés dans les premiers jours de l'épidémie ont fait croire à certains que M. Hua était en train de "prêter main forte" aux plus hautes autorités chinoises pour les sortir de l’embarras, une affirmation que les autorités n'ont guère pris la peine de réfuter. Un internaute du site de discussion chinois populaire Zhihu a commenté: “De nombreuses voix ont été supprimées, mais une personne s'exprime de manière très ‘audacieuse’, ce qui est absurde en soi". Beaucoup de ceux qui sont sceptiques à l'égard du Dr Hua Sheng ont acquiescé à cette remarque.

Peu importe. Ce que dit Hua Sheng craint, carrément. Il condamne "la série de pièges délibérément conçus par la ville de Wuhan", accuse les autorités locales de n’avoir pas "hésité à procéder à de graves violations de la loi et de la discipline... pour dissimuler la vérité, supprimer et réprimer les médecins et les initiés qui ont dit la vérité," ajoutant que "ayant concentré trop de pouvoir, ils ignorent la discipline du Parti et les lois du pays, ignorent la santé et les moyens de subsistance du peuple, pensant que le fait de punir les gens est normal et qu'une fois que les choses sont réglées, tout va bien. Tant qu'ils peuvent conserver leur image glamour et leur position de force, une fois qu'ils ont pris le pouvoir, ils donneront des ordres à gauche et à droite, ne reculant devant rien pour tromper leurs supérieurs et cacher des choses au peuple, sans aucun soutien juridique et moral."

Comme disent certains commentateurs, ces propos tranchants et les révélations qu’ils engagent sur les hauts fonctionnaires (de Hubei et Wuhan) sont plus symptomatiques que ce que les trolls Internet pro-gouvernementaux ont appelé les "remarques traîtresses" de Fang Fang. En fait, Fang n'a écrit que sur la misère des gens “d’en bas”; elle n'a pas ostensiblement visé les hauts fonctionnaires. Comme il a déjà été souligné sur Internet, si ce que Hua Sheng dit est vrai, alors ces hauts fonctionnaires devraient non seulement être démis de leurs fonctions mais emprisonnés comme de vulgaires criminels, voire exécutés pour avoir manqué à leurs devoirs. Et que les fonctionnaires de Wuhan soient ou non entièrement responsables de cette affaire, leur responsabilité reste extrêmement lourde.

Pensez-y. Ce genre de crime est-il envisageable dans un pays démocratique? La lutte des États-Unis contre la pandémie a été un désastre et Trump s'est attiré les foudres de l'opinion publique nationale comme internationale. Mais de quoi l'accuse-t-on ? De ne se soucier que de sa réélection, d’avoir pris des mesures contre la pandémie imprudentes ou trop laxistes, trop zen (佛系). Son idée de se remettre au travail alors que la pandémie fait rage est bien sûr risquée. Quant à sa réélection, nous savons tous que dans un pays comme les États-Unis, il faut faire tout son possible pour plaire au plus grand nombre d'électeurs possible, ce qui signifie suivre "l'opinion populaire".

Mais une tentative décontractée de lutte contre la pandémie peut-elle vraiment plaire au peuple? Si ce n’est pas le cas, que penser de l'argument selon lequel Trump ne pense qu'à sa réélection? Si l’approche de Trump plaît, cela ne peut signifier qu’une chose : que le peuple américain est sur la voie de la déchéance. Dans ce cas, ceux qui s'opposent à la démocratie peuvent en effet dire que le peuple est ignorant et indigne de gouverner, et que Sa Majesté devrait se faire sa propre opinion sans se préoccuper des électeurs. Mais il ne s'agit pas là d'une critique de Trump mais bien d'une critique de la démocratie. Les anti-Trump sont surtout des "démocrates", est-ce leur argument?

Personnellement, je déteste Trump, et j’attribue les pires notes à beaucoup de ses actions, y compris à sa politique de lutte contre la pandémie. Il me semble cependant que personne aux États-Unis n’irait accuser Trump d'être l’auteur "d’une série de pièges délibérément conçus", de "dissimuler la vérité, de supprimer et de réprimer les médecins et ceux qui savaient et ont dit la vérité" et "d'avoir pris le pouvoir, ne reculant devant rien pour tromper leurs supérieurs et cacher des choses à la population". Les données sur la pandémie aux États-Unis sont collectées, compilées et publiées de manière indépendante par une institution universitaire privée et donc entièrement autonome, l'université Johns Hopkins. Ni Trump, ni le gouvernement, ni le Congrès ne peuvent interférer, alors peut-il vraiment "cacher la vérité"?

Il est bien connu que Trump déteste les médias américains, mais ses prises de bec avec les journalistes sont, au pire, inconvenantes. Quelle publication a-t-il obligé à mettre la clé sous la porte, quel rédacteur en chef a-t-il fait virer ? Quel bureau du gouvernement américain peut “réprimander” les médecins et “réprimer et sévir contre ceux qui disent la vérité”? Trump a eu des désaccords avec le CDC et a fait part de son opinion à l’endroit de l’institution à la télévision. Il est vrai qu'il est inconvenant pour un président de faire de fausses déclarations sur des questions qui relèvent d’une expertise professionnelle qui n’est pas la sienne.

Mais contrôle-t-il le CDC et les agences de santé publique américaines de la même façon que les responsables de Wuhan qui auraient, selon, Hua Sheng, “délibérément conçu une série de pièges” ? Trump est grossier, impulsif, à l’origine de nombreux scandales sous enquête et, à mon avis, en tant que politicien, il n'est pas à la hauteur. Mais même si le portrait de quelqu'un “ayant pris le pouvoir, ne recule devant rien pour tromper ses supérieurs et cacher des choses au peuple" est un portrait qui pourrait lui plaire, ne peut se l’approprier dans le système américain.

Trump n'est certainement pas sans reproche quand on voit le gâchis occasionné par la pandémie aux États-Unis, mais le problème est en réalité davantage dû à la faiblesse de la démocratie face à des défis comme la pandémie que nous vivons, qu’une question de “mauvais président.”  C'est un problème auquel nous, les défenseurs de la démocratie, devons sérieusement faire face.

La démocratie et ses points faibles: derrière le renversement du drame de la pandémie

Au début de l’épidémie de Covid-19, la Chine a subi de lourdes pertes et sa fermeture brutale a plongé Wuhan dans la misère. Outre les coûts prévisibles, d'autres événements, tels que la décision de la Croix-Rouge de donner la priorité aux cadres du gouvernement dans l'attribution des masques, la fermeture des bâtiments et des maisons de telle sorte qu'il n'y avait plus d’issue, ont entraîné des décès collatéraux évitables qui ont aggravé le poids de la catastrophe dans la région.

Ceci étant dit, lorsque l’épidémie s’est transformée en une pandémie, d’envergure mondiale, le succès de la Chine dans sa lutte contre le virus a également été incontestable. À la mi-mai, la première vague avait pratiquement pris fin au pays alors même que l'épidémie se propageait comme un feu de forêt en Europe et aux États-Unis. Puis la Chine a connu deux crises successives, l’une en lien avec un cas importé de Russie l’autre associée à une épidémie locale à Xinfadi, du côté de Pékin. Ces deux éclosions ont toutefois été rapidement maîtrisées grâce à l’imposition de mesures strictes.

Par contraste, aux États-Unis et dans certains pays européens, lorsque l'épidémie a semblé rlentir et que le travail a largement repris, on a observé une résurgence à la mi-juin nettement plus grave que celle qui avait touché Pékin. Bien que la Chine ait reconnu que le nombre de décès était plus élevé à Wuhan qu’initialement annoncé (de 50 % même, en avril), ce qui a suscité nombre de critiques sur le fait qu’on avait manipulé les chiffres, il n'en reste pas moins que le nombre de cas confirmés et le nombre de décès en Chine raconte une histoire très différente de celle qu’on pourrait écrire sur l’Europe et les États-Unis. Le contraste est clair et l'écart a continué à se creuser au cours des deux mois qui ont suivi.

Au 27 juin, le total cumulé officiel était de 85 151 cas confirmés et 4 648 décès en Chine, tandis qu’ailleurs il était respectivement de 4 019 768 et 489 423. Le pourcentage de décès dus au coronavirus survenus en Chine par rapport au reste du monde est passé de plus de 90 % en février à moins d’1 % fin juin. Même si nous prenons en compte des variations dans le comptage et l’inexactitude de certaines données, même si les chiffres chinois ont été réajustés à la hausse plusieurs fois, il reste que le contraste subsistera. Le Japon et la Corée du Sud semblent avoir mieux fait que l'Europe et les États-Unis quand il s’est agi de lutter contre le virus, mais le nombre de cas confirmés et le pourcentage de décès y restent supérieurs à ceux de la Chine. À ce jour, les seuls pays asiatiques où les taux de morbidité et de mortalité sont inférieurs à ceux de la Chine continentale, non seulement en termes absolus mais aussi en proportion de la population, sont le Viêt Nam et la Thaïlande, de même que quelques petits pays en développement ou pauvres et enclavés, pays pour lesquels il est difficile d'obtenir des statistiques sérieuses et où la mobilité de la population est très faible.

L'écrasante majorité des pays développés démocratiques ont par contraste subi de lourdes pertes, même si elles ont "accusé un retard" au début. L'épidémie au Japon et en Corée du Sud est arrivée plus tard qu'en Chine et s'y est rapidement aggravée (sur une base par habitant); l'épidémie en Europe occidentale est arrivée plus tard qu'au Japon et en Corée du Sud et s'y est rapidement aggravée; l'épidémie aux États-Unis est arrivée encore plus tard qu'en Europe occidentale et s'y est rapidement aggravée. Le nombre cumulé de cas confirmés aux États-Unis a atteint 2,55 millions (au 27 juin) et 127 000 décès. En termes de nombre de cas par habitant, c'est plus que dans la plupart des pays d'Europe occidentale. La population américaine représente 23% de celle de la Chine mais elle rassemble près de 50% des cas confirmés dans le monde; le nombre cumulé de décès aux États-Unis dus au coronavirus est lui 27 fois plus élevé que celui de la Chine. Même en insistant sur le fait que la Chine “cache des informations”, on ne peut expliquer un contraste aussi important.

Bien sûr, certains prétendent également que, lorsque le virus mute, il a tendance à devenir plus contagieux et moins virulent, ce qui peut aboutir à une épidémie de type “grippe”, ingérable mais avec un taux de mortalité relativement bas. Cela pourrait expliquer le phénomène du “retard accusé” décrit ci-dessus. Cela ne remet toutefois pas en cause le fait que les démocraties ont été moins efficaces que la Chine quand il s’est agi de faire face à la deuxième vague de l'épidémie. Cela remet par contre en question l'affirmation selon laquelle les “cultures d'Asie de l'Est” ont été plus efficaces dans leur lutte contre l'épidémie : le Japon et la Corée du Sud ont moins souffert que les États-Unis, peut-être parce qu’ils ont subi les assauts du virus de façon précoce, lorsque le pouvoir infectieux du virus était relativement limité. Mais ils ont plus souffert de la pandémie que la Chine, ce qui ne peut en l’occurrence être attribué qu'au “faible avantage en matière de droits de l'homme” du système chinois.

Parmi les endroits reconnus comme disposant d’un système démocratique, seule Taïwan, avec un total cumulé de 447 cas confirmés et 7 décès à ce jour (fin juin), semble avoir fait mieux que la Chine continentale en termes absolus comme relatifs, de morbidité comme de mortalité. C’est assez miraculeux et mérite d'être étudié plus avant. On peut toutefois avancer que c’est là au moins en partie le résultat de la grave détérioration des relations entre le gouvernement actuel de Taïwan et la Chine continentale, du fait que les sanctions imposées à la Chine continentale ont entraîné une contraction importante des contacts entre les deux rives du détroit. Si une épidémie comme celle d'aujourd'hui s'était produite alors que les politiques des “Trois liens directs” et de la “liberté de circulation” étaient en vigueur, il y a quelques années de cela, on peut se demander si Taïwan aurait été capable de réaliser le miracle d'aujourd'hui. Peut-être que les sanctions du continent se sont avérées une bénédiction déguisée.

Les contre-mesures employées dans les pays démocratiques contre la pandémie varient entre deux pôles. À un extrême, on trouve des approches “décontractées” comme au Japon et en Suède, qui s'appuient davantage sur une prévention et un contrôle consentis par le public et sur la quête de l'immunité du troupeau; à l'autre extrême, on trouve des exemples comme ceux de l’Italie et de l’Espagne, qui s'appuient davantage sur des mesures dirigées d’en haut telles que la quarantaine obligatoire (certains parlent à leur égard de mesures “d'une main de fer”). De nombreux pays ont essayé les deux, avec des degrés de contrôle variables. Le Royaume-Uni, par exemple, a commencé par déclarer qu'il éviterait les mesures contraignantes, puis est passé à des contrôles plus stricts lorsque l'épidémie s'est propagée rapidement et que le Premier ministre lui-même a été infecté. L'Inde a fait l'inverse, en commençant par des contrôles relativement stricts avant de les assouplir pour permettre la reprise du travail au vu des nombreuses pressions économiques.

L’alternance qualifie aussi la posture des États-Unis mais il faut ici considérer que les politiques préventives varient considérablement d'un État à un autre dans un système fédéral. Reste que, en pays démocratique on évite autant que possible les règlements trop contraignants et liberticides. Même si et quand on doit s’y résoudre, il reste peu probable que les mesures prises soient aussi dures que celles imposées en Chine.

Il a été dit sur Internet que le nord de l'Italie a connu des fermetures "plus dures" que celles dont la Chine a fait l’expérience pendant l'épidémie. Il est vrai que les parlements des démocraties ont pu accepter de promulguer des lois draconiennes en la matière, mais la Chine ne s'est pas arrêtée au confinement des villes. Au début de l'épidémie, après que certains fonctionnaires chinois ont commis la grave erreur de "ne reculer devant rien pour tromper leurs supérieurs et cacher des choses à la population", ils sont passés à l'autre extrême, "ne reculant devant rien" pour fermer la ville de Wuhan par la force. En comparaison avec les verrouillages ultérieurs qui ont eu lieu aux États-Unis et en Europe, la Chine a non seulement fermé les villes, mais aussi les rues, les villages, les quartiers, les immeubles d'habitation, les unités résidentielles et même les maisons individuelles. Lors de l'inspection de Wuhan par Xi Jinping à la mi-mars, deux policiers étaient postés sur le balcon de chaque maison devant laquelle il devait passer pour empêcher les membres de l’une ou l’autre famille de s’approcher de lui. Quel pays démocratique est-il en mesure de faire cela?

L'attitude de la Chine envers ses propres expatriés et les étudiants étrangers est également inimaginable dans le cadre d’un pays démocratique. Au début de l'épidémie en Chine, lorsque la Chine a bouclé Wuhan et que certains pays étrangers ont fermé leurs portes à la Chine, la Chine et l'OMS ont protesté contre cette approche inamicale. Puis l'épidémie s'est inversée et la Chine elle-même a fermé ses portes aux étrangers de manière particulièrement radicale. Ce qui n’a rien d’anormal : quel pays ne craint pas l'arrivée d'une épidémie et a le réflexe de se replier sur soi? Mais si d'autres pays que la Chine ont aussi refusé leur entrée aux étrangers, ils ont non seulement reconnu le droit de leurs propres citoyens installés à l'étranger de revenir mais ils ont également fait tout ce qui était en leur pouvoir pour aider à leur rapatriement, même s'il fallait pour se faire mettre les rapatriés en quarantaine à leur arrivée.

Même au début de la première vague, lorsque l'Occident n’avait pas encore été touché et avait fermé ses portes à la Chine, on ramenait ses citoyens de Chine. La Chine, elle, n’a pas agi de la sorte : lorsqu'elle a fermé ses portes au monde extérieur, elle a aussi enfermé les Chinois à l'étranger. Les ambassadeurs ont condamné sévèrement ceux qui souhaitaient revenir et les sanctions pour violation de la loi et retour au pays ont été extrêmement sévères. C'est une démarche que même les pays dont les lois sur le verrouillage des villes sont dites "plus strictes que celles de la Chine" n’ont pu se résoudre à suivre.

Bien sûr, les contrôles draconiens mis en place par la Chine reposent non seulement sur la police et l'omniprésente "organisation" de l'État, mais aussi, et ce de manière inédite, sur la haute technologie. Dans sa lutte contre l'épidémie, la Chine a utilisé les téléphones portables pour exercer un contrôle sur les méga données en faisant irruption dans le quotidien des individus. En mai et en juin notamment, lors des "petites épidémies" du Heilongjiang et du Xinfadi, certains espaces ont assoupli les conditions de laissez-passer des résidents moyennement l’utilisation d’un code de suivi sanitaire sur leur smartphone, puis la soumission à un test d'acide nucléique au moyen de big data et d’un suivi strict de tous les déplacements.

La capacité de suivi du pays est impressionnante et elle reflète assurément le développement de la haute technologie en Chine ces dernières années. Mais ces technologies ne sont pas originaires de Chine : l'Occident les possède également. Leur utilisation reste toutefois limitée, balisée par des lois de protection de la vie privée. Yao Yang, directeur de l'Institut national du développement de l'Université de Pékin, a souligné l'année dernière que "la protection relativement faible de la vie privée en Chine offre un avantage au développement de des technologies d’intelligence artificielle dans ce pays à certains égards. Il est néanmoins important que les entreprises technologiques soient vigilantes et empêchent l'émergence d'un État de type Léviathan". Cet "avantage de faible protection de la vie privée" fait partie de l'avantage de faible protection des droits de l'homme" dont j'ai parlé à maintes reprises ces dernières années. Il est également mis à profit dans la lutte contre l'épidémie.

Mais ce qui donne à réfléchir et est véritablement frustrant, c'est que, lorsqu'une grave épidémie se produit, la mollesse des démocraties envers leurs citoyens n'aide pas à lutter contre l'épidémie, alors que la "cruauté" de la Chine, ses sévères quarantaines et ses atteintes aux libertés, se sont avérés efficaces.
En fait, ce n'est pas difficile à comprendre. En toute logique, il n'y a que trois façons pour l'homme de faire face à des maladies infectieuses contagieuses: si vous êtes déjà infecté, ou allez inévitablement l'être, vous devez utiliser des antibiotiques ou d'autres moyens thérapeutiques pour détruire les germes, ce qui permet alors de guérir de la maladie; si vous ne pouvez pas éliminer la maladie, vous devez compter sur un vaccin, afin d'éviter l'infection même si vous entrez en contact avec l’agent pathogène, c’est là prévenir la maladie; si vous n'avez pas de traitement ou de vaccin, la seule façon d’agir est d'arrêter la propagation du micro-organisme concerné.

Des antibiotiques ont été inventés pour la plupart des bactéries pathogènes et des vaccins ont été mis au point pour la plupart des bactéries et certains virus. Mais les antibiotiques sont inefficaces contre les virus et un vaccin contre le coronavirus n'a pas encore été mis au point, de sorte que l'isolement est tout ce dont nous disposons à l’heure actuelle.

Le problème c’est que l'isolement implique la restriction, voire l'élimination temporaire de certains droits de l'homme, ce qui, pour parler franchement, équivaut à être emprisonné pour n’avoir commis aucun crime, dans l'intérêt du public. Ainsi, en termes simples de capacité à faire respecter l'isolement, les pays où les droits de l'homme sont faibles ont un avantage, tandis que les pays où les droits de l'homme sont forts ont un désavantage. C'est ce que dicte la logique et il n'y a rien à y faire.

Les démocraties développées d'aujourd'hui se creusent la tête pour lutter contre l'épidémie, en essayant à la fois des mesures "zen" et le contrôle d'une main de fer. Coincées entre la "gauche" (survie) et la "droite" (droits de l'homme), entre "mourir de la pandémie" (rejeter l'isolement signifie la propagation de la maladie) et "mourir de faim" (l'isolement à long terme signifie l'effondrement de l’économie), les différences purement idéologiques n'ont plus d'importance. La Suède sociale-démocrate et Trump, le président américain qui déteste le socialisme, ont tous deux opté pour le "zen", tandis que les pays à haut niveau de bien-être du sud de l'Europe et la Suisse libertaire ont choisi un enfermement "à la main de fer". Pourtant, tant que leurs pratiques resteront démocratiques, ils ne pourront pas être "d'une main de fer" de la même façon que la Chine. Et si l'on ne peut pas dire que les deux moyens de lutte contre la pandémie ont complètement échoué, il n'en reste pas moins vrai qu'ils font aujourd'hui pâle figure en comparaison des réalisations chinoises.

En fait, peu après la fermeture de Wuhan, j'ai fait une déduction très "politiquement incorrecte" mais qui m’apparaît complètement logique: si un système pouvait transformer une zone infectée en une sorte d’Auschwitz et envoyer tous les malades dans un four crématoire, alors toute maladie infectieuse pouvait être éliminée dès sa période d'incubation! Bien sûr, dans la réalité des faits, personne ne serait aussi insensible. Mais n'est-il pas vrai que plus on est proche d'un tel système, plus on dispose d’une "supériorité dans la lutte contre les épidémies" ? Y a-t-il une solution optimale à ce dilemme, une approche qui soit efficace et préserve le système démocratique tout à la fois? C'est, j'en ai peur, une réflexion qui ne peut être écartée au vu du prix payé par les sociétés du monde entier durant cette pandémie.

Le moindre des deux maux: une "approche médiévale" pour lutter contre l'épidémie?

Par le passé, j'ai utilisé le concept du "faible avantage en matière de droits de l'homme" pour expliquer un phénomène qui a cours dans certains pays qui accordent peu de droits à leurs citoyens mais profitent des marchés, des investissements et des innovations des pays à “haut avantage en matière de droits de l'homme”, ainsi que de leurs propres faibles coûts, de main-d’œuvre, entre autres, pour atteindre une croissance économique plus rapide, surtout dans le contexte de l'intégration économique—un peu comme ce que nous avons vu dans le contexte du servage en Europe après la peste. Comme je ne pense pas que la croissance économique justifie un faible niveau de droits de l'homme, je mets "faible avantage en matière de droits de l'homme" entre guillemets. Cependant, dans la lutte contre les épidémies, quand des vies humaines sont en jeu, le faible respect des droits de l'homme requis pour l'isolement obligatoire peut être un avantage qui ne nécessite pas une telle qualification.

Lorsque Wuhan a été bouclée pour la première fois, l'Occident, encore largement épargné par le virus, a été choqué par la force avec laquelle la quarantaine a été imposée. Ils ont déclaré que la Chine adoptait des "méthodes médiévales" pour lutter contre l'épidémie. Mais le succès ultérieur de la Chine a largement faire taire ces accusations.

L’argument "médiéval" n'est toutefois pas sans fondement. Du point de vue des valeurs, il est peut-être vrai que l'isolement obligatoire enlève temporairement certains droits à l’individu; d'un point de vue factuel, il est également vrai que l'isolement contraint, en particulier le système de double isolement aujourd'hui largement utilisé en Chine, trouve son origine dans des pratiques médiévales occidentales soutenues par la technologie moderne. Et il faut rappeler que, en l'absence de vaccins ou de médicaments efficaces, les "moyens médiévaux" sont plus importants que la science et la technologie modernes pour arrêter la propagation d’une épidémie. Or, l’avantage qu’ont les pays développés occidentaux en matière de science et de technologie modernes s’est traduit par une passivité ou parfois un refus face à ces "moyens médiévaux."

En conséquence d’ailleurs, l'opinion publique chinoise est assez satisfaite d'elle-même et un dicton populaire dit qu'il est maintenant temps pour l'Occident de “tirer une leçon” de l’expérience chinoise, voire de copier la Chine. Étant donné que les institutions démocratiques existantes ne se sont pas avérées aussi efficaces que les institutions qui ont un faible avantage en matière de droits de l'homme dans la lutte contre la pandémie existante, est-ce bien le cas? L'Occident devrait-il pomper sur la Chine?

Bien sûr que non.

En fait, ce n'est pas comme si les "droits de l'homme élevés" existaient depuis toujours. Non seulement il existe des périodes dans l'histoire de l'Occident pendant lesquelles les droits de l'homme ont été au plus bas, mais des mesures antiépidémiques basées sur “ces droits de l'homme au plus bas” dont de nombreuses “leçons" ont été tirées et transmises jusqu'à aujourd'hui. Il est vrai que les Occidentaux sont aujourd'hui très réticents à copier ces leçons médiévales, même si la Chine a connu le succès avec elles. Et il s'avère que, jusqu'à ce que nous dénichions une meilleure méthode, ces leçons médiévales représentent le moindre des deux maux (être confiné ou être infecté) et mériteraient d'être revisitées. Il est vrai que l'homme moderne est parfois trop vaniteux, non seulement dans son arrogance envers la "nature", comme beaucoup l'ont fait remarquer, mais aussi envers les “vieilles sociétés”. La Chine a fait un bon travail de révision de ces leçons et l'Occident devrait y réfléchir. En même temps, la Chine n'a vraiment pas de quoi se vanter.

Le succès de la Chine dans la lutte au coronavirus est basé sur deux facteurs principaux, deux techniques principales: le port obligatoire du masque et l'isolement physique obligatoire, plus spécifiquement la pratique parallèle, et systématique, de l'isolement médical et de la quarantaine. Les autres facteurs, tels que le suivi de données personnelles, les tests d'acide nucléique, etc., soit créent les conditions rendant possibles les politiques coercitives, soit sont nécessaires pour que les politiques coercitives fonctionnent. L'Occident dispose de ces mêmes outils - en fait, ils viennent d'Occident - mais ils n’y ont pas été imposés et de ce fait n’ont pas été aussi utiles qu'en Chine.

Ces deux types de pratique préventive, d'après les preuves historiques dont on dispose, sont issus du Moyen-âge occidental.

Les recherches sur l'histoire du masque révèlent que la première personne à avoir porté un masque pour éviter une épidémie fut un certain "docteur Schnabel" à Paris en 1619 –on peut le voir représenté dans un tableau daté de Paul Fürst de 1656, "Le docteur romain de la peste". On en a fait la représentation type du médecin en pleine peste noire. À l'époque, la partie du masque, en forme de tête d’oiseau, constituant le bec était remplie d’herbes aromatiques censées bloquer la maladie. On pense qu'il s'agissait là d’une pratique antiseptique précurseure. En 1858, des masques qui ressemblent beaucoup aux masques que l’on connaît aujourd’hui apparaissaient déjà dans les manuels scolaires américains.

En 1910, alors qu’une épidémie de peste pulmonaire s'était déclarée dans le nord-est de la Chine, Wu Liande (1879-1960), un médecin d’origine chinoise né dans la colonie britannique de Malaisie et formé à Cambridge, était engagé par le gouvernement des Qing pour lutter contre la maladie. C’est lui qui a amélioré le masque médical en ajoutant des couches de coton et de gaze pour renforcer la protection. Un masque d’ailleurs connu à l'époque sous le nom de "masque du Dr Wu" et qui pour la première fois s’est trouvé utilisé à grande échelle en Chine pour lutter contre une épidémie.

À l'époque, la communauté médicale internationale n'était pas encore en mesure de faire une distinction claire entre la peste bubonique (propagée par les rats piqués par des puces infectées) et la peste pneumonique (dans laquelle le bacille responsable est transmis par voie respiratoire), si bien que certains médecins étrangers, dont le collègue français de Wu Félix Mesnil (1868=1938), se sont opposés au masque anti-peste de Wu- les masques médiévaux à "bec" s’étaient eux déjà révélés inefficaces dans la prévention de la peste bubonique. Certains textes chinois décrivent aujourd'hui l'incident en ces termes: "les Chinois ont inventé le masque et l’ont mis sous le nez des experts étrangers". En fait, citoyen de la Malaisie britannique, Wu Liande n'était guère "chinois"; lorsqu'il est arrivé en Chine, il ne parlait pratiquement pas la langue. Il aimait la culture chinoise et a longtemps servi le peuple chinois, mais il a été ignoré par la Chine d’après 1949 et ce jusqu'aux années 1990. Pendant longtemps, sa carrière, bien connue en Asie du Sud-est, est restée ignorée de la communauté médicale et bactériologique chinoise, même de ceux qui lui ont succédé à la tête d’institutions qu'il avait lui-même fondées. Peu après sa mort, en Malaisie en 1960, son ouvrage paru en anglais History of Chinese Medicine fut même la cible des critiques, vue comme une manifestation de "soumission aux étrangers" en raison de sa “faible” connaissance de la "médecine chinoise".

À l'époque, Wu Liande et Mesnil étaient des "experts étrangers" employés par le gouvernement des Qing. On ne peut pas voir les différences académiques entre eux comme des “compétitions” qui donnent lieu à des “insultes”. Bien que l'opinion de Mesnil sur les masques ait été erronée, il faut rappeler qu’il a lui-même attrapé la peste et qu’il en est mort dans l'exercice de ses fonctions : il mérite donc lui aussi que les Chinois se souviennent de lui plutôt que de l'insulter. Le fait que Wu Liande ne croyait pas à la "transmission de la peste par les puces" mais qu'il ait compris que la maladie se transmettait “par gouttelettes” et ait, en conséquence, insisté sur le port du masque, était certainement une idée brillante, digne de la reconnaissance des Chinois du monde entier.

Reste que le recours au masque en qualité de technique préventive avait déjà fait son apparition ailleurs; le port du masque obligatoire comme mesure de santé publique d'urgence avait déjà été pratiqué dans divers pays. Pendant la pandémie de grippe espagnole à la fin de la Première Guerre mondiale, nombre de pays, dont les États-Unis, allaient imposer le port du dispositif. Wu Liande a compris que la peste dans le nord-est de la Chine était une infection respiratoire et a introduit et amélioré le masque (la doublure germicide intégrée en fait le précurseur du N95 moderne) pour lutter contre l’infection. Voilà une contribution exceptionnelle. Reste qu’il n’est pas l'inventeur du masque médical, point à la ligne.

Tous les peuples semblent avoir eu recours à l'isolement, voire à l'isolement forcé, très tôt dans leur histoire. Les sociétés anciennes avaient peut-être des connaissances limitées, ne comprenant ni l’origine ni le mode de développement des maladies infectieuses. Mais elles pouvaient facilement constater que telle ou telle maladie se transmettait d’une personne à toute une famille et que le contact avec une personne malade entraînait souvent la maladie. Cette situation, associée au fait que le "non-respect des droits de l'homme" était un phénomène courant dans l'Antiquité, a facilité l'application de l'isolement obligatoire un peu partout.

C’est particulièrement vrai pour les maladies contagieuses comme la peste et les maladies visibles comme la lèpre. Dans l'Ancien Testament, les chapitres 13 et 14 du "Lévitique" contiennent les dispositions de Moïse concernant l'isolement obligatoire des personnes atteintes de maladies infectieuses de la peau (la lèpre en particulier) pendant 7 à 14 jours, selon le cas, avec maintien de l'isolement, éventuellement à vie, si aucun remède ne semblait vouloir fonctionner après 14 jours. Des dispositions similaires figurent au chapitre 5 du "Livre des nombres". Certes les chances de guérir de la lèpre au bout de 14 jours étaient alors bien minces, mais Moïse prévoyait toujours la possibilité d'une quarantaine de courte durée, une règle clémente si pas efficace. Les quarantaines ont souvent été beaucoup plus sévères par la suite.

La dynastie chinoise des Qin a construit des "zones de peste" et des espaces de quarantaine pour la lèpre à l’intérieur des prisons. Dans la section "Questions et réponses juridiques" des textes sur le bambou de Shuihudi Qin, on trouve le passage suivant: "A est coupable d'un crime punissable dont la peine est de construire des murailles de la ville; il n'a pas encore été condamné, mais souffre maintenant de la lèpre. Il devrait être transféré dans une zone de quarantaine pour lépreux; d'autres disent qu'il devrait être jeté à l'eau et noyé". En d'autres termes, les prisonniers malades de la lèpre étaient soit mis à l’isolement, soit exécutés sur le champ, ce qui est un type de mise à l’écart assez radical. Dans la "Chronique de l'empereur Ping" du Hanshu, on lit: "les personnes atteintes d'une maladie épidémique devraient être laissées dans une résidence vide et y recevoir des médicaments", ce qui, pour la plupart des gens, fait référence à la prévention des épidémies par la quarantaine, mais un type d'isolement plus humain que celui pratiqué par les Qin. Le sage médecin persan Avicenne (980-1037) a également mentionné l'isolement des personnes souffrant de maladies infectieuses dans son Canon de la médecine.

Il existait par le passé une tradition de mise en quarantaine des "maladies sales" dans les zones habitées par les minorités ethniques en Chine; un film “ethnique” populaire des années 1960, "Moya Dai", raconte ainsi l'histoire d'un "chef de tribu féodal" qui utilisait la quarantaine pour persécuter les gens. Dans les régions où habitent les Dai, il existe une tradition d'isolement des "fantômes pipa" --"pipa" est un terme très proche du mot thaï pour "sale maladie", généralement assimilé à la lèpre. Le film recourt à la théorie de la lutte des classes en vogue à l'époque et dépeint le chef de tribu en propriétaire qui n’a pas hésité à qualifier les membres du peuple Dai qui ne se soumettaient pas à sa tutelle de "fantômes pipa" et de les arrêter sur cette base. Ils n'ont été libérés qu'avec l'arrivée du parti communiste chinois. L'isolement est présenté comme une pratique abominable dans le film.

Justement parce que l'isolement est coercitif, il est parfois utilisé, voire surutilisé, comme un moyen de persécution politique par des dirigeants despotiques. À l’époque du Moyen-Âge occidental, il y a eu des cas d'isolement forcé pour lesquels "la suspension de la liberté personnelle a donné l'occasion d'utiliser des lois spéciales pour supprimer l'opposition politique," pour citer l’historienne italienne Eugenia Tognotti. Pendant la guerre froide, les dissidents soviétiques étaient "isolés" dans des hôpitaux psychiatriques. Au cours de la pandémie actuelle, la “mise à l’isolement" a été utilisée comme moyen de "prévenir" les oppositions politiques. Les journalistes “citoyens” Chen Qiushi et Fang Bin sont ainsi soupçonnés d'avoir subi ce sort à Wuhan parce qu'ils "ont dit ce qu’ils avaient sur le cœur "

Ceci étant dit, à une époque où médicaments et vaccins ne sont pas disponibles, l'isolement forcé, peut être vu comme le moindre des deux maux et ne peut être écarté. Si le film "Mayan Dai" rend la quarantaine des "fantômes pipa" répréhensible, la "nouvelle société" chinoise, elle, n'a pas pu se passer de telles mesures coercitives. Jusqu'à la Révolution culturelle, on peut lire dans les mémoires des jeunes gens instruits envoyés à Xishuangbanna que lorsqu'ils s'engageaient dans l'armée, la pratique voulait que lorsqu'ils contractaient la lèpre, ils étaient envoyés dans un village des lépreux et ne voyaient plus jamais leur famille. Certains ont subi le même sort sans avoir contracté la lèpre. Lorsque j'étais dans le village de Zhuang, dans la région frontalière du Yunnan-Guizhou, pendant la Révolution culturelle, j'ai entendu dire qu'il y avait encore des "villages de lépreux" dans la région.

Le système de double isolement obligatoire: qui copie qui?

Tous les exemples mentionnés ci-dessus font référence à l'isolement de la personne malade, qui en anglais et français est appelé "isolation" (je préfère le terme "isolement médical"). L'isolement des malades diagnostiqués souffrant de maladie contagieuse reste généralement peu ou pas controversé. Il existe cependant un autre type d'isolement, auquel on a recourt dans la prévention moderne des maladies infectieuses à grande échelle : le blocage complet de la circulation normale, au détriment du travail et des activités de production, et la mise en œuvre, sans discernement, d'une quarantaine obligatoire - sous observation - pour les personnes extérieures dont on ne peut garantir qu’elles n’ont pas été infectées ou qui quittent la zone infectée, jusqu'à l'expiration d’une période prescrite, qui n'est levée que lorsqu'il a été déterminé qu'il n'y a plus d'infection dans la zone concernée.

La Chine a pris un tournant décisif dans la lutte contre l'épidémie en mettant en place des mesures de "confinement urbain" obligatoires, ainsi que des mesures telles que la "mise en quarantaine de tous les étrangers pendant 14 jours", qui sont d’ailleurs toujours appliquées dans de nombreuses régions, même après la levée du confinement strict de certaines villes. En anglais, on appelle ça la quarantaine plutôt que l'isolement. La "leçon de la Chine", que beaucoup de nos concitoyens sont si heureux de recommander aux pays étrangers, renvoie finalement à l'utilisation hautement coercitive de cette pratique préventive. Certains Chinois aiment se moquer des autres pays parce qu'ils ne sont pas assez durs, ou parce qu'ils déréglementent trop tôt, comme si une quarantaine strictement appliquée était une invention chinoise.

En fait, c'est le contraire qui est vrai. Si l'isolement médical est aussi ancien en Chine qu’ailleurs, non seulement il n'existe aucune trace de quarantaine dans la Chine ancienne mais la pratique était également rare (à ma connaissance) dans d'autres traditions non occidentales. Pour autant que je sache, la quarantaine est, dans les faits, une "leçon" de l'Occident médiéval.

Aujourd'hui, la plupart des historiens de la médecine pensent que l’usage de la quarantaine remonte à l'époque de la peste noire, plus précisément à l’expérience de Ragusa, une cité-état commerciale fondée par les Vénitiens sur la côte adriatique (et une attraction touristique de nos jours, il s’agit de la ville portuaire croate de Dubrovnik). Dans l'Antiquité, les mouvements de population du côté des régions agricoles étaient limités et il n'était pas rare que les gens ferment simplement leur porte en temps de crise. Mais pour une cité-état tournée vers le commerce, une période d’isolement prolongé équivalait à un suicide économique; les épidémies ne pouvaient dès lors être évitées.

Le 27 juillet 1377, en réponse à la menace d'une maladie épidémique (la peste noire), Ragusa a publié un "Livre vert" déclarant que "les veniens de locis pestiferis non intret Ragusium nel districtum" (ceux qui viennent de zones infestées par la peste ne doivent pas entrer à Ragusa ou dans son district), ce qui était considéré comme le seul moyen susceptible de prévenir la dispersion de la maladie. Les trois îles périphériques inhabitées de Mrkan, Bobari et Supetar, où les navires étrangers - personnes comme marchandises - devaient accoster, ont été mises en quarantaine pendant 30 jours, ou "trentina" (le mot italien pour “trente”). Les habitants de Ragusa se sont également vu interdire tout contact avec les îles, exception faite de personnes désignées chargées de livrer de la nourriture et de fournir des services de base aux navires immobilisés. Puis Ragusa a décidé que les voyageurs qui circulaient par voie terrestre présentaient un plus grand risque d'infection lorsqu'ils passaient par leurs villes et villages; elle a alors imposé un isolement de 40 jours ("quarantina" en italien) à ces individus, d'où le terme "quarantaine". Bien que la période de quarantaine n'ait pas nécessairement été de 40 jours, tout le monde a "pompé Ragusa" et c'est pourquoi nous utilisons ce terme aujourd'hui.

En plus du recours à la quarantaine donc, le médecin en chef de Ragusa de l'époque a recommandé la construction d'hôpitaux d'isolement à l'extérieur des murs de la ville pour traiter les habitants malades (ou suspectés de l'être), ce que l’on connaît sous le terme d'isolement, ou de quarantaine, médical(e). C'est ainsi qu'est né le premier système de double quarantaine de l'histoire, consistant à la fois en une mise en quarantaine d’une population donnée et en l’isolement des individus infectés.

Ces lieux physiques d’isolement sont connus sous le terme “lazaret”, expression issue de l'histoire biblique, de l’histoire de Saint Lazare: le pauvre Lazare, couvert de plaies (faisant allusion à la lèpre), tombe à terre devant la porte d'un homme riche; les deux meurent. Mais alors que Lazare est bien traité par Abraham aux enfers, le riche, lui, subit les tourments du purgatoire. Il appelle alors Abraham à l'aide et Abraham lui répond qu’ils ont chacun obtenu la récompense qu’ils méritaient, en fonction du bonheur et de la douleur qu’ils avaient tous deux connus dans la vie. Ce dernier ajoute : "Il y a un abîme qui nous sépare de toi et il nous est impossible d'aller vers toi ou toi de venir de notre côté.” Lazare sera vénéré en tant que saint patron des lépreux et cet "abîme de l'isolement" est devenu métaphore de l'isolement antiépidémique. Le terme italien pour Lazarus, Lazaretto, est carrément devenu le nom qui désigne les espaces de mise en quarantaine et, avec la quarantaine, il est entré dans l’usage d’autres langues européennes.

En 1403, inspiré par le système de quarantaine de la cité alors sous sa tutelle Ragusa, le gouvernement vénitien a converti un monastère situé sur une île de la partie sud de sa lagune en un hôpital de quarantaine et a nommé l'île Lazaretto Vecchio, le Vieux Lazaret. En 1468 (certains disent 1423), une autre île située cette fois dans la partie nord de la lagune a été convertie en site de quarantaine et a été nommée Lazaretto Nuovo, ou Nouveau Lazaret. L'ancien et le nouveau Lazaret, l'un au nord de Venise et l'autre au sud, étaient séparés par la mer et la cité de Venise. Le Nouveau Lazaret était le plus grand des deux (9 hectares) et c’est là où les étrangers et les bateaux étaient mis en quarantaine; l'Ancien Lazaret, plus petit donc (2,5 hectares), accueillait à la fois des malades du coin et les individus en quarantaine du côté du Nouveau Lazaret qui tombaient malades.

Le premier était une sorte de "point de quarantaine centralisé" dans le vocabulaire d’aujourd’hui et le second ce qu’on pourrait maintenant appeler un "hôpital modulaire". Alors que le taux de mortalité dans les hôpitaux réservés aux malades de la peste était généralement élevé, les découvertes archéologiques faites sur le site de l'ancien Lazaret révèlent un grand nombre de tombes. Ce qui n’est pas le cas du côté du nouveau Lazaret. C’est là une preuve que les fonctions attribuées aux deux espaces étaient complètement distinctes.

Ce "système vénitien" est devenu un modèle pour les autres pays européens. Au cours du siècle suivant, ce système a été adopté à Gênes, Pise et Ancône en Italie, à Marseille en France; il a ensuite été progressivement copié par d'autres pays européens. En Amérique du Nord, des pratiques de quarantaine et de prévention des épidémies étaient déjà en place à l'époque coloniale et des lazarets sous la forme de grands bâtiments sont apparus à l'époque de la fondation des États-Unis : l'un d'eux a été construit en 1738 sur l'île de Bedloe (où se trouve l'actuelle statue de la liberté) à New York pour lutter contre les poussées de variole et de fièvre jaune. En 1793, c’est en conséquence d'une éclosion de fièvre jaune justement que Philadelphie, alors capitale des tous jeunes États-Unis, a construit un lazaret sur les rives du fleuve Delaware, à une quinzaine de kilomètres au sud de la ville, une structure dont les vestiges persistent aujourd'hui.

Ces mesures de quarantaine ont été introduites pour la première fois dans le golfe Persique par les Iraniens en 1772-73, lors de la pandémie de “peste iranienne”. Par la suite, ces leçons ont été copiées à divers degrés hors d'Europe, y compris par la Chine. Mais aujourd'hui, même si la Chine a surpassé ses maîtres en appliquant ce système européen de double quarantaine et d'isolement, il n'y a toujours pas d'équivalent en langue chinoise pour les deux termes : tous deux sont traduits par isolement 隔离. Donc si vous ne faites pas attention au contexte (comme c'est le cas avec la traduction automatique), la traduction anglaise (ou française) des termes employés par la littérature chinoise pour qualifier le contrôle des maladies sera souvent erronée, car il est impossible de faire la distinction entre les deux.

Et pourtant, les pratiques sont bien différentes l’une de l’autre: la quarantaine concerne les personnes qui pourraient s’avérer malades, le plus souvent des voyageurs, et elle est d'une durée fixe (pas de 40 jours : en Chine, nous avons fixé à 14 le maximum de journées d’isolement pour faire face au coronavirus). Elle sépare les individus susceptibles de tomber malades des cas confirmés ainsi que de ceux que l’on sait être protégés pour une raison ou une autre -sinon il y a un risque d'infection croisée. L'isolement médical, en revanche, ne concerne que les cas confirmés et sa durée est indéterminée (en fonction des facteurs relevant de la contagion et de la guérison). Pourquoi n'y a-t-il pas de distinction entre les deux en chinois? Parce que le système de double isolement est une leçon que nous nous sommes appropriée récemment et que nous n'en avons pas encore perfectionné la terminologie lexicale.

Partie II : "Dérogations aux droits de l'homme" en état d'urgence et définition des droits de l'homme

Le progrès médical et l'avancement des droits de l'homme: le déclin et le retour de l'isolement forcé

Ce double système de quarantaine que je viens d’évoquer a joué un rôle de plus en plus proéminent dans la lutte contre les épidémies en Occident au cours des XVIIe et XVIIIe siècles et ce jusqu'au XIXe siècle. Les hôpitaux et les sites de quarantaine isolés dédiés aux maladies contagieuses, dont beaucoup sont devenus des attractions touristiques, parsemaient toute l'Europe à l'époque. Plusieurs raisons importantes expliquent la popularité des quarantaines forcées.

Tout d'abord, cette période a été marquée par l'essor en Occident de “l'état souverain" et la "construction de l'état-nation", au sein desquels les fonctions publiques de l'état se sont beaucoup développées. Beaucoup de choses qui, dans le passé, n'étaient pas faites par les rois, mais par les seigneurs, les églises et les villes-États, se trouvaient désormais prises en charge par un état ayant le pouvoir, la volonté et les ressources pour les mettre en œuvre.

A l’époque, la médecine moderne n'était pas encore pleinement développée et les maladies bactériennes (peste, choléra, typhoïde, lèpre, etc.) continuaient de constituer la principale menace pour la vie et la santé humaines; il n'existait pas de vaccin pour ces maladies, sans parler des antibiotiques qui n'avaient pas encore été inventés. Les maladies virales représentaient une menace moindre mais, à l'exception de la variole, il n'existait pas de vaccin contre les virus, ni de médicaments "antiviraux". C'est pourquoi l'isolement obligatoire restait le principal moyen de prévention et de contrôle des maladies infectieuses et le système de double quarantaine ne pouvait être abandonné.

Troisièmement, les droits de l'homme en Europe durant cette période en étaient encore au stade de la lutte contre la noblesse sur le front intérieur et contre l'autorité papale sur le front international; l'"alliance des citoyens et des rois" était encore la principale forme de construction de l'état-nation et la plupart des pays occidentaux étaient encore des États autoritaires ("absolutistes"). Le faible niveau des droits de l'homme qui en résultait était également propice à la mise en œuvre de cet isolement forcé.

Mais avec la fin du XIXe siècle, et surtout l'entrée de l'Europe dans le XXe siècle, la situation a radicalement changé. D'abord, la médecine a fait d'énormes progrès, notamment avec la découverte de vaccins pour prévenir les principales infections bactériennes et d'antibiotiques pour les traiter, tandis que la variole, à l'origine la pire des infections virales, était progressivement maîtrisée. Le recours systématique à l'isolement obligatoire allait forcément prendre le pas.

En second lieu, bien que l'isolement forcé ait été indispensable par le passé, la compréhension qu'a développée la médecine moderne des agents pathogènes lui a donné l'impression que c’était là une pratique inefficace. Prenons pour exemple la peste bubonique, principalement transmise par les rats mordus par des puces infectées: même si l'isolement limitait les contacts entre les personnes malades ou susceptibles de l’être, si les rats et les puces traînaient partout en raison des conditions de vie répugnantes de l’époque, la maladie pouvait toujours se propager facilement.

Par conséquent, malgré le double système d'isolement et les masques primitifs à "bec d'oiseau" du Moyen Âge, la propagation de la peste glandulaire ne pouvait pas être efficacement éliminée. Dans ces conditions, à la fin du XIXe siècle, les autorités de santé publique ont décidé de changer de tactique et mis l'accent sur l'éradication des rongeurs et des puces et non plus sur l'isolement et le port du masque. C'est pourquoi d’ailleurs Le Mesnil et d’autres médecins se sont opposés à l'utilisation du masque telle que préconisée par Wu Liande. Ils ne savaient pas qu'ils étaient confrontés à la peste pulmonaire qui peut, elle, être transmise par des gouttelettes, et c’était là leur erreur. La capacité à distinguer les différents types de peste et à y répondre de manière appropriée est venue beaucoup plus tard.

Troisièmement, le "faible avantage en matière de droits de l'homme" de l'époque ne pouvait pas reposer sur des outils technologiques suffisamment développés pour permettre une surveillance étroite des populations. De plus, les difficultés liées à l'isolement forcé risquaient d'effrayer les malades et de les pousser, dans un geste désespéré, à prendre la fuite, ce qui risquait de propager la maladie encore plus loin. C'est l'une des raisons pour lesquelles les quarantaines ont été abandonnées.

Enfin et surtout, avec les progrès de la démocratie libérale depuis le XIXe siècle, les états-nations autoritaires et les états absolutistes sont devenus chose du passé et les revendications des droits de l'homme ont augmenté. La montée du mécontentement face à la violation des droits de l'homme causée par l'isolement forcé et, en particulier, la critique croissante de l'utilisation abusive de l'isolement par les régimes autoritaires à des fins de persécution politique, ont mis fin au "faible avantage en matière de droits de l'homme" qui facilitait l'imposition de ce type de mise à l’écart. Elles ont, par extension, conduit à une réticence croissante des démocraties à imposer de telles mesures et les tabous contre un isolement physique massif et intense sont devenus de plus en plus proéminents.

Les îles de quarantaine classiques, les lazarets du sud de l'Europe, le “système vénitien” populaire depuis des siècles, ont alors été abandonnés les unes après les autres. Le Nouveau Lazaret de Venise a été converti en forteresse militaire à l'ère napoléonienne et celui de Dubrovnik (Ragusa), considéré comme le lieu de naissance de la quarantaine, transformé en un autre type d'établissement de santé publique à la même époque. De nombreux lazarets ont été abandonnés ou convertis à d'autres usages également, ce qui n'est pas sans rapport avec les changements apportés par la Révolution française.

Selon l'historienne italienne Eugenia Tognotti: "L'intensification de la quarantaine et de l'isolement était contraire à l'établissement des droits civils et au développement de la liberté individuelle favorisé par la Révolution française de 1789. En Grande-Bretagne, les réformateurs libéraux ont contesté la quarantaine et la vaccination obligatoire contre la variole... Ce phénomène a touché de nombreux pays européens".

Le mécontentement face à l'isolement forcé est particulièrement évident dans le cas de la lèpre. Contrairement aux maladies infectieuses aiguës telles que la peste, qui induit un taux de mortalité élevé mais dont les survivants se rétablissent rapidement, la "quarantaine" imposée en cas de lèpre - une maladie chronique - équivalait à une condamnation à vie. En outre, la compréhension traditionnelle de la lèpre s’est vue largement transformée et contredite. Contrairement à de nombreuses traditions anciennes de discrimination pure et simple à l'encontre des personnes touchées par la maladie, les attitudes chrétiennes médiévales à l'égard de la lèpre étaient ambivalentes et rappellent quelque peu ce que nous avons vu avec le verrouillage de Wuhan lors de l'épidémie de coronavirus.

D'une part, l'image de Wuhan a reçu les éloges sans fin et les médias n'arrêtaient pas de parler de la "cité des héros" et de crier "Allez Wuhan!" D'autre part, chaque Wuhanien était considéré comme une "source de contagion" et faisait l'objet de discrimination. Quant aux pauvres "Wuhaniens" qui se trouvaient en dehors de Wuhan, ils étaient traités comme des rats se précipitant dans la rue, dénoncés et arrêtés partout. Il en était de même dans l'Europe médiévale, où Saint Lazare, le saint patron des lépreux, était considéré comme plus saint que les riches et favorisé par les dieux, mais où les malades de la lèpre, eux, étaient plus mal lotis que les prisonniers. Avec l'invention de traitements efficaces dans les années 1940, la menace de la lèpre a presque disparu. Il existe désormais des mouvements qui défendent les droits des personnes atteintes de la lèpre, ayant entraîné la suppression en grande partie des sites de quarantaine dans les pays développés et même des campagnes d'excuses publiques et de compensation pour les victimes des “quarantaines” antérieures.

Un exemple type en la matière est celui du Japon, où les lois de quarantaine imposées en cas de lèpre n'ont été officiellement abolies que dans les années 1990. L'Occident, qui avait éliminé ces pratiques de quarantaine dans les années 1960, n’a pas hésité à considérer la situation japonaise comme étant marquée par une "violation sans précédent des droits de l'homme", même si l’archipel avait de moins en moins recours à cette loi. En 2001, près de 2 000 anciens lépreux ont intenté un procès au gouvernement japonais. Un tribunal indépendant a décidé que le gouvernement devait verser une indemnisation à plus de 100 ex patients.

Le Premier ministre de l'époque, Junichiro Koizumi, a publié une déclaration dans laquelle il "s'est formellement excusé auprès des patients lépreux qui avaient souffert pendant des années de discrimination systématique de la part de l'état". En ce qui concerne la possibilité d’une indemnisation des victimes par contre, le gouvernement a décidé de faire appel de la décision de la cour, craignant que celle-ci ne crée un précédent qui conduirait à de nombreuses tentatives de règlement de dettes historiques du même genre.

En conséquence, en 2002, les patients ont publié un autre rapport sur leurs droits qui comprenait une nouvelle série de demandes d'indemnisation. Certaines de ces demandes remontent à plusieurs générations. Les ex patients ont affirmé que "pendant au moins 30 ans avant les années 1950", des centaines de malades avaient été stérilisés dans les léproseries japonaises pour prévenir ce que les autorités ont appelé "une possible transmission héréditaire". Cette pratique a été décrite comme étant un "meurtre délibéré de centaines de bébés lépreux emprisonnés par le personnel médical". Le rapport, de 1 500 pages, sur les droits de ces malades a également interpellé les médecins de la léproserie, accusé les tribunaux japonais d'avoir aidé le gouvernement à maintenir sa politique de lutte contre la lèpre, et critiqué les médias locaux pour ne pas avoir rendu compte de leurs souffrances.

Sous la pression de l'opinion publique, le gouvernement Koizumi a finalement décidé de ne pas faire appel et annoncé une série de mesures, notamment la promulgation d'une loi visant à indemniser toutes les victimes, l'octroi d'une pension spéciale pour toutes les personnes touchées par la lèpre, la sensibilisation du public à la maladie et l'élimination de la discrimination et des préjugés à l'encontre des personnes touchées par la lèpre.

L'existence de la "leçon" médiévale et de ses "limites et dérogations" aux droits de l'homme modernes: La Déclaration des droits de l'homme des Nations unies et les "Principes de Syracuse"

Les problèmes causés par la mise en quarantaine des malades de la lèpre sont en fait un concentré de tous les maux qui peuvent résulter d'un isolement forcé. Encouragés par l'accroissement des libertés et des droits de l'homme, ainsi que les progrès de la médecine, les gens en sont venus à croire qu'ils pouvaient être libérés du recours à l'isolement forcé. À titre d'exemple, l'entrée pour "quarantaine" dans la onzième édition de l'Encyclopaedia Britannica (1911) souligne que cet "ancien système de prévention sanitaire par la détention" est devenu "chose du passé". Si les États-Unis ont toujours eu des règlements concernant le système de double quarantaine, elles n'ont pas été utilisées au niveau fédéral pendant un siècle, du temps de l'épidémie de grippe espagnole de 1918-19 à l'actuelle pandémie. Il en va de même, grosso modo, pour les démocraties européennes.

Reste que les gens ont vite découvert les limites du progrès médical. La résurgence de certaines maladies infectieuses et contagieuses, auparavant traitables, ont commencé à révéler une résistance aux médicaments; le traitement des infections virales s’est trouvé plus ardu que prévu. Certaines épidémies virales récentes –dont celle de covid-19– ne bénéficient ni de vaccin ni de traitement et l'isolement forcé reste à ce jour le meilleur moyen d'y faire face.

L'ère de la mondialisation a également accru le risque qu'une épidémie non contrôlée dans un pays se propage au monde entier plus rapidement et plus facilement que par le passé. A la suite des épidémies de SRAS et de grippe A H1N1, Eugenia Tognotti notait en 2013:

" Un nouveau chapitre de l'histoire de la quarantaine s'est ouvert au début du XXIe siècle, lorsque les mesures d'intervention traditionnelles ont été ressuscitées en réponse à la crise mondiale précipitée par l'apparition du SRAS, une menace particulièrement grave pour la santé publique dans le monde entier. Le SRAS, qui a pris naissance dans la province de Guangdong, en Chine, en 2003, s'est propagé le long des routes aériennes et est rapidement devenu une menace mondiale en raison de sa transmission rapide et de son taux de mortalité élevé, ainsi que du fait de l'absence d'immunité protectrice dans la population générale... En Chine, la police a bouclé les bâtiments, organisé des points de contrôle sur les routes et a même installé des caméras Web dans les espaces domestiques. Le contrôle des personnes des couches sociales inférieures a été renforcé (les gouvernements au niveau des villages ont été habilités à isoler les travailleurs des zones touchées par le SRAS). Dans certaines régions, les responsables de la santé publique ont eu recours à des mesures de police répressives, utilisant des lois prévoyant des sanctions extrêmement sévères contre ceux qui violaient la quarantaine".

La référence au "passé" et à la "résurrection d’interventions traditionnelles" renvoie en fait au retour du "faible avantage en matière de droits de l'homme" de la lutte médiévale contre les épidémies. Face à une crise sanitaire dramatique, les droits individuels ont souvent été bafoués au nom du bien public... Cette caractéristique, presque inhérente à la quarantaine, trace une ligne de continuité entre l'époque de la peste et la pandémie H1N1 de 2009". Ceci étant, aujourd’hui, l’épisode du SRAS et celui de H1N1 nous apparaissent tous deux insignifiants. Ce n'est qu'en mars de cette année, pendant le confinement de plusieurs villes et régions italiennes, que Tognotti a véritablement vu le retour du "système vénitien" médiéval qu'elle avait étudié par le passé:

"En tant qu'historienne des épidémies, j'ai essayé d'imaginer les réactions des hommes et des femmes qui ont vécu des épidémies dévastatrices. Mais je n'ai jamais imaginé que je me retrouverais à vivre l'Histoire alors que les blocages se répandent dans toute l'Italie... La COVID-19 a souligné une fois de plus le fait que les épidémies ne sont pas un souvenir du passé préindustriel. Les mesures sévères adoptées en Chine suggèrent fortement que l'ancien concept de base de la quarantaine est toujours valable. En l'absence d'un vaccin ciblé, il faut encore compter sur des interventions préventives globales. Les stratégies récemment adoptées en Italie ont leurs racines dans le passé. Dès le début de la peste noire en 1347-1348, les villes italiennes ont mis en place un système de défense sanitaire complexe qui a servi d'exemple à d'autres pays européens. Les pierres angulaires de ce système de défense sanitaire étaient la quarantaine, les cordons sanitaires, les lazarets (stations de quarantaine), la désinfection et la régulation sociale de la population à risque".

Aujourd'hui, l'Italie, qui jouit de droits de l'homme solides, ne peut imposer des mesures d'isolement avec la même intensité que par le passé. A l'époque, Venise exigeait que les marins étrangers soient enfermés dans une pièce fermée et parlent à une personne placée à l'extérieur de la fenêtre qui enregistrait leurs propos. Il s'agissait là d'une "distance de sécurité" au sens où on l'entendait alors. "La distance recommandée pour les coronavirus dans les directives d'aujourd'hui est d'un mètre. Je n'ai pas pu vérifier dans les archives historiques quelle était la distance suggérée par les magistrats vénitiens en charge de la santé!"

Les principes de Syracuse et les "dérogations" aux droits de l'homme

En fait, nombre de spécialistes de la lutte contre les maladies, et les responsables de divers pays, ont convenu tout au long du XXe siècle que les "progrès médicaux" de l'homme étaient encore limités et que le vieux système d'isolement ne pouvait pas être facilement abandonné. Cela est particulièrement vrai au niveau international. Il est bien connu que les progrès en matière de droits de l'homme ont été nettement plus lents au niveau international qu'au sein des nations démocratiques; la liberté de circulation, par exemple, n'est pas un problème au sein des pays démocratiques mais elle reste difficile au niveau international.

Au XXe siècle, c’est en fait principalement au niveau international que la quarantaine et l'isolement se sont développés. Une convention multilatérale sur la santé internationale a été conclue à Paris en 1912 et une autre signée à Paris en 1926 --pour remplacer celle de 1912. Ces deux conventions comportaient des dispositions relatives à la coopération internationale dans l'application de la quarantaine et de l'isolement. Dans le même temps pourtant, les considérations relatives aux droits de l'homme constituent également une tendance internationale. Après l'adoption du Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies (PIDCP), l'Institut international de justice pénale et des droits de l'homme de Syracuse, en Italie, et le Conseil économique et social des Nations unies ont adopté en 1984 les Principes de Syracuse, qui ont introduit certaines limitations et "dérogations" aux normes des droits de l'homme du PIDCP, laissant la place au système obligatoire de double isolement.

Les Principes stipulent que les impératifs de la santé publique peuvent justifier de restreindre certains droits de l'homme si un État doit prendre des mesures "visant à prévenir les maladies ou les blessures ou à fournir des soins aux malades et aux blessés". Il est toutefois précisé que les restrictions en matière de droits de l'homme (telles que l'isolement) doivent être "strictement nécessaires", ce qui signifie qu'elles doivent:  répondre à des besoins publics ou sociaux urgents (en matière de santé) ; être proportionnels dans la poursuite d'objectifs légitimes (prévenir la propagation des maladies infectieuses); représenter le moyen le moins restrictif indispensable pour atteindre l'objectif visé par ladite restriction; respecter la loi dans leur élaboration et leur mise en œuvre ; ne pas être arbitraires ou discriminatoires; ne restreindre que les droits relevant de la juridiction de l'état qui cherche à imposer la restriction.

Certains chercheurs ont en outre identifié les exigences éthiques suivantes pour la mise en œuvre des mesures d'isolement sur la base des Principes de Syracuse et d'autres réglementations des Nations Unies: toutes les mesures restrictives doivent être pleinement étayées par des données probantes et des preuves scientifiques; toutes les informations récoltées doivent être mises à la disposition du public; toutes les actions mises en œuvre doivent être clairement expliquées aux personnes dont les droits sont restreints par elles et au public; toutes les actions sont soumises à un examen et à un réexamen périodiques.

Enfin, l'état concerné a l'obligation morale de fournir certaines garanties: les personnes infectées ne seront ni menacées ni maltraitées; les besoins fondamentaux tels que la nourriture, l'eau, les soins médicaux et les soins préventifs seront assurés; la communication avec les proches et les soignants sera autorisée; les restrictions à la liberté s'appliqueront indépendamment de considérations sociales; les malades seront indemnisés équitablement pour les pertes financières et matérielles, y compris les salaires, subies en conséquence de ces mesures.

Comme l'ont conclu un certain nombre d'universitaires, la quarantaine et d’autres outils préventifs restent au cœur de la “préparation” de la santé publique à de nouveaux défis posés par l'émergence de nouvelles maladies infectieuses au XXIe siècle et le risque croissant de leur propagation rapide. À cet égard, il convient de prêter attention aux précieuses leçons du passé. En même temps, compte tenu du “coût à payer” pour imposer ces leçons, la vigilance est de mise pour éviter préjugés et intolérance. La confiance du public doit être maintenue par une communication régulière, transparente et complète afin d'équilibrer les risques et les avantages des interventions de santé publique et répondre avec succès aux urgences de santé publique.

Il est clair que ces dispositions visent à concilier les principes des droits de l'homme dans le monde civilisé moderne avec l'existence du système séculaire de quarantaine obligatoire, qu'on ne peut en fait pas abolir quand on ne peut pas compter sur des vaccins ou des médicaments. Mais comme l'ont montré des décennies de pratique, atteindre cet équilibre relève souvent d’un vœu pieux. En 2013, des universitaires ont souligné que, au Kenya et au Canada, dans le cadre des efforts déployés pour lutter contre la propagation de la tuberculose résistante aux médicaments, il y a eu des exemples où la libre circulation de la source d'infection, considérée comme une menace pour la santé et la sécurité publiques, avaient entraîné la détention de personnes en violation des principes de Syracuse. L'article, intitulé "Failing Siracusa: Obligations des gouvernements de trouver les options les moins restrictives pour la lutte contre la tuberculose", montre que les principes de Syracuse ne résolvent pas entièrement le problème du "moindre des deux maux".

Et la pandémie actuelle de coronavirus n'a fait qu'aggraver le problème.

Le fait est indéniable : malgré ses nombreuses erreurs, la Chine a réussi à contrôler l'épidémie en utilisant des mesures extrêmement coercitives qui vont bien au-delà de ce que permettent les Principes de Syracuse. Les démocraties européennes, américaine, japonaise, australienne ont toutefois été nettement moins coercitives que la Chine en ce qui concerne le contournement de ces principes. Et ils ont eu du mal à contrôler l'épidémie. Au fil du temps, des mesures insuffisamment coercitives peuvent également avoir pour effet de faire plus de mal que de bien à l'économie d’un pays, même si elles ne parviennent pas à maîtriser l'épidémie. Une fois que le dilemme "droits de l'homme" contre "plus d'êtres humains" devient celui de la "mort par la famine" contre la "mort par le virus", le choix est d'autant plus difficile.

À bien y penser, il est clair que la survie est plus importante que les droits de l'homme. La critique féroce des premiers jours du "verrouillage de Wuhan" en Chine a quasiment disparu maintenant que ses effets sont devenus clairs. Sachant ce que nous savons maintenant, si nous pouvions revenir en arrière, je pense que les gouvernements européens et américain auraient choisi de copier la Chine dès le début de l'épidémie (bien sûr, cela aurait signifié revoir la "leçon" de leur propre expérience médiévale). La question est de savoir si le système démocratique leur aurait permis de le faire. Quoiqu’il en soit, aujourd'hui, alors que la deuxième vague du coronavirus frappe des économies déjà dévastées, le dilemme de choisir entre "mourir du virus" (le laxisme persistant aggravant le risque de faire la maladie qui continue de se propager) et "mourir de faim" (via un contrôle renouvelé susceptible d’entraîner l'effondrement d'économies déjà affaiblies) est d'autant plus douloureux.

Cela soulève une question aiguë: quelle urgence permet de "limiter" les droits de l'homme ou d’y "déroger" (dans le langage des Principes de Syracuse) et dans quelle mesure ces limitations ou dérogations peuvent-elles être “suffisamment” imposées pour être efficaces? Les démocraties doivent-elles être à ce point incompétentes face à une situation d'urgence? Le slogan "Vivre libre ou mourir" est certes intemporel et universel quand il s’agit de penser la liberté; ce choix, pour certains individus, peut même être considéré comme admirable. Mais pour une société dans son ensemble, voire l’humanité toute entière, la survie est plus importante que la liberté (en particulier les niveaux élevés de liberté, comme celle de se réunir pour s'amuser à l’heure d’une épidémie), et mettre en péril la sécurité publique pour sa propre liberté devient contraire aux valeurs universelles (pas seulement aux "valeurs asiatiques"). Bien sûr, l'épidémie actuelle n'est peut-être pas le défi le plus sérieux qui nous attend; après tout, le taux de mortalité n'est pas très élevé. Mais que se passerait-il si le taux de mortalité était celui de la peste noire et qu'il n'y avait toujours pas de médicament efficace ou de vaccin disponible?

Il est également possible d'imaginer un scénario encore plus extrême: et si les "théories du complot", qui circulent aujourd'hui en Chine comme en Occident, s'avéraient exactes: les démocraties et les États totalitaires s’en trouveraient malheureusement réellement engagés dans une "guerre de virus" les uns contre les autres, chacun attaquant vicieusement l'autre avec des “agents de contagion". Ne me dites pas que c'est techniquement ou humainement impossible. En faisant des déductions logiques sur la base de la pandémie actuelle, quelles sont les chances de survie de la démocratie? Sont-elles plus grandes que celles du totalitarisme? Il est évident que si nous soutenons la démocratie, sans nécessairement chercher à la développer davantage. Mais en la soutenant simplement en termes de durabilité de ses réalisations jusqu'à présent, nous ne pouvons pas éviter cette question fondamentale: la survie du système démocratique peut-elle dépendre uniquement de la bonne volonté des autres, voire de son ennemi?

Les droits, la légitimité et le bien: sur la définition des droits de l'homme et la légitimité des "dérogations" à ces droits

Récemment, le gouvernement chinois a saisi la balle au bond, celle de sa victoire contre le coronavirus. Il a organisé une série de séminaires vidéo destinés à un public international sur "comment prévenir et contrôler l'épidémie mondiale tout en garantissant les droits de l'homme", critiquant vivement l'Occident à la fois pour son inefficacité dans la lutte contre la pandémie et pour avoir pointé du doigt la Chine, allant même jusqu’à accuser l'Occident de "mépriser les droits de l'homme", accusation que l'Occident adresse souvent à la Chine. Sur Internet, d'autres ont appliqué à l'Occident l'expression "faible avantage en matière de droits de l'homme", que j'ai inventée, pour autant que je sache, en disant que leur "faible avantage en matière de droits de l'homme" se traduit par un refus d'adopter l’approche dure à la chinoise, malgré la propagation de la maladie et l'augmentation du nombre de décès -ce qui est, bien sûr une façon de se moquer d’eux.

Il ne fait aucun doute que l'incompétence et l'inefficacité de l'Occident face à l'épidémie doivent être critiquées, tout comme il faut reconnaître et essayer de reproduire le succès de la Chine par le biais du confinement. Mais ce que ce succès a à voir avec la relation entre l'inefficacité et les droits de l'homme est tout le contraire de que disent les Chinois qui s’auto-congratulent, à mon avis. En fait, le dicton, populaire dans le monde entier pendant la campagne contre la pandémie, était le suivant: "quarantaine, pas de droits de l'homme; pas de quarantaine, plus d'humains". Cette maxime, toute comme les Principes de Syracuse, exprime la contradiction fondamentale qui se crée entre "droits de l'homme" et "survie humaine" en état d'urgence et la nécessité d'un gel temporaire de certains parmi ces droits pour garantir que la priorité soit donnée à la survie humaine. Il faut bien reconnaître que le faible niveau des droits de l'homme a été un avantage majeur pour la Chine dans sa lutte contre la pandémie.

En d'autres termes, les droits de l'homme élevés sont devenus un désavantage pour l'Occident dans cette même lutte. La priorité accordée aux droits de l'homme, indépendamment de l'état d'urgence, a gravement paralysé les pouvoirs publics occidentaux avec pour conséquence que des mesures coercitives qui auraient dû être mises en œuvre ne l'ont pas été, ou l'ont été trop tardivement (ou ont été abandonnées trop tôt ou encore n’ont pas été appliquées à la lettre). A l’heure de la Covid-19, les Occidentaux ont payé très lourd le prix de leur liberté et de leurs droits. Il me semble que c’est là une réalité nécessaire à prendre en considération pour bien réfléchir sur cette pandémie.

Ces dernières années, l’argument que j’ai développé autour du "faible avantage de la Chine en matière de droits de l'homme" a suscité de vives controverses en Chine. Certains pensent que l'expression "faibles droits de l'homme" rabaisse la Chine, tandis que d'autres pensent que l'utilisation du terme "avantage" revient à défendre les faibles droits de l'homme de la Chine. D'autres soulignent qu'il y n’y a pas une définition à donner à droits de l’homme et trop de flou dans les normes qui les régissent pour que nous soyons en mesure de discuter de leur "supériorité" ou "infériorité" à la légère. En fait, je suis clairement conscient de tout cela et je n'ignore pas les débats qui animent la question des droits de l'homme; si nous voulions avoir le genre de débat où nous citons tous nos auteurs préférés, nous pourrions facilement produire plusieurs livres.

En même temps, je ne pense pas qu'il soit si difficile d'expliquer ce que sont les "droits de l'homme", du moins si c’est le bon sens qui prime, on peut vite arriver à un consensus sur pas mal de choses. Le problème est que si confondons nos “droits” avec nos “valeurs”, et faisons de tous les “droits humains” des “valeurs fondamentales”, nous ne sommes plus en capacité d’y voir clair.

En fait, les "droits de l'homme" sont des droits qui appartiennent aux personnes et "personnes" renvoie ici à l’individu et non à l’état ou à la nation ou à quoi que ce soit d'autre. La raison en est simple: les "droits de l'état" sont généralement décrits par le terme "souveraineté"; le débat sur la question repose dès lors sur la question suivante: qui a la priorité, la souveraineté ou les droits de l'homme? Quel que soit notre choix, cette interrogation fait la preuve que les deux “types” de droits ne se superposent pas. C’est sans parler du fait que des nations considérées comme ne respectant pas les droits de l'homme, l'Allemagne nazie par exemple, accordent généralement une importance prioritaire aux "droits de l'état" et soulignent la dépendance de l'individu vis-à-vis dudit état.

Le mot utilisé aujourd'hui pour désigner les droits en Chine - 权利 – signifiait autre chose en chinois classique; il est désormais considéré comme l'équivalent de "rights" en anglais: si une certaine personne peut choisir de faire, ou de ne pas faire, une certaine chose, alors nous disons que cette personne a le droit de faire cette chose; et si elle ne peut pas faire cette chose, alors elle n'a pas ce droit. Si elle doit faire la chose en question, alors c'est une obligation, non un droit.

Le débat sur les droits de l'homme ne porte pas, finalement, sur la question de savoir si la capacité de faire ou de ne pas faire une certaine chose est un droit ou si c'est un droit de l'homme, mais plutôt si les droits eux-mêmes doivent être octroyés. Je pense par exemple que les démocraties ne devraient pas créer le droit absolu pour les citoyens de porter une arme. Non pas parce que ce ne peut pas être un droit de l’homme mais parce que c’est un droit dont on ne devrait pas pouvoir disposer.

Bien sûr, le droit de porter une arme n’est pas toujours reconnu, même dans le monde démocratique. La raison en est que plus il y aura des propriétaires d'armes plus il y aura de morts et de blessés par arme -de la même manière que plus il y a de voitures, plus il y a de morts et de blessés par accident de la route. Il est également important de noter que la forte incidence des crimes liés aux armes à feu, bien qu'elle ne soit pas une question de droits de l'homme, est l'un des maux de la société américaine. Il est indéfendable de justifier le droit de porter une arme aujourd'hui en disant "c'est ainsi que les choses ont toujours été". Les États-Unis d'aujourd'hui ne sont plus ce qu'ils étaient à l'époque coloniale.

L'époque où les colons portaient des armes pour se défendre dans un état de non-droit et où ils résistaient à l'interdiction des armes imposée par le roi George III pour protéger leur dignité est révolue depuis longtemps. Les arguments concernant la protection contre les animaux sauvages, les attaques des Amérindiens et la défense contre la tyrannie ne tiennent plus la route non plus et l'idée que "les armées permanentes sont toujours tyranniques" a longtemps été réfutée dans une démocratie. Puisque l'utilisation abusive des armes à feu est devenue un danger pour la loi et l'ordre, il y a plus de mal que de bien à disposer d’armes et à en faire un droit individuel. On peut débattre de la manière d'interdire les armes à feu dans une société comme la société américaine, où les armes à feu sont depuis longtemps monnaie courante –les choses pourraient être mal gérées de sorte que les bons rendent leurs armes alors que les méchants gardent les leurs, rendant la situation encore pire. Mais un contrôle strict des armes à feu est clairement la voie à suivre.

Le fait est que le droit de porter une arme est un droit de l'homme mais ce n'est plus un "droit inhérent". Le fait qu'une certaine pratique soit ou non un droit de l'homme repose sur un jugement factuel alors que le fait qu'il doive ou non être un droit de l'homme constitue un jugement de valeur. Mais le problème est peut-être le suivant: le mot "droit" en anglais—“right”—signifie également "légitime" ou "licite", un glissement qui fait que tout ce que nous désignons comme “right” (droit) finit par être perçu comme étant “right” (légitime), une confusion du fait et valeur. En même temps, le monde anglophone a depuis longtemps l'expression "right is not necessarily good", ce qui signale qu’il est possible d'avoir des "bad rights". Ceci étant, l'opinion qui prévaut sur la relation entre le droit et le bien a toujours été que le droit prime sur le bien en qualité de question éthique fondamentale.

Bien que je l'accepte en général (car ne pas l'accepter signifierait que les violations arbitraires des droits de l'homme effectuées sur la base de ce que quelqu'un appelle "bonté" deviendrait la norme), par le même glissement que je viens d’évoquer, si nous changeons "the right takes precedence over good" en "rights take precedent over good", il y a danger que les droits de l'individu s'étendent tellement qu'ils soient susceptibles de franchir les limites des "droits du plus grand nombre". Après tout, il y a des limites aux droits individuels. Même si les droits de l'homme aux États-Unis comprennent le droit individuel de porter une arme, faut-il en déduire que les États-Unis reconnaîtraient le droit individuel de posséder l’arme nucléaire?

Bien sûr, la raison de la non-reconnaissance d'un tel droit n'est pas que le droit individuel à disposer de l’arme nucléaire n'est pas "bon" (tout comme les actes "pas bons" commis par les propriétaires d'armes n'annulent pas le droit individuel de porter une arme selon les défenseurs de ce droit constitutionnel), mais qu'il n'est pas "légitime". Cela va trop loin, de sorte que même ceux qui sont en faveur du droit à porter une arme ne peuvent y adhérer.

Il est évident que les droits peuvent être non seulement "pas bons" mais aussi "pas justes" (comme le droit de porter une arme nucléaire). Peut-être est-ce là encore lié à la nature de la langue anglaise, mais si les Américains sont très proactifs quand il s’agit de discuter de l'idée qu'un "droit n'est pas bon", ils ont du mal à accepter l’idée que des droits ne seraient pas toujours "justes". En conséquence, certaines personnes finissent par affirmer, et même défendre sans condition, des droits de l'homme qui ne sont pas "justes" ou refusent de "déroger" à des droits qui, en temps normal, sont légitimes et appropriés mais qui devraient être limités lors d’une urgence car nuisant au bien-être social général, comme le droit de ne pas porter le masque. D'autres, au contraire, refusent de reconnaître ce droit comme droit de l'homme où le qualifient d"excessif": c’est le cas de ceux qui critiquent les personnes refusant de porter un masque parce qu’ils refusent de reconnaitre leur droit de ne pas être soumis au risque d’infection. De cette façon, la "dérogation" devient la norme.

En fait, le "droit" étant la capacité de "faire ou ne pas faire" quelque chose, il est synonyme de "liberté". Prenons l'exemple de l'isolement pendant une épidémie. Dans des circonstances normales, je peux décider de rester à la maison, ou de sortir, ce qui signifie que j'ai le droit, ou la liberté, de choisir entre les deux. En contexte épidémique, on me demande de rester "isolé à la maison" et je perds alors mon "droit" de sortir (ou, à l'inverse, on me met en "quarantaine médicale" dans un établissement désigné et je perds mon celui de rester chez moi). Dans ces circonstances, rester chez soi, ou dans un établissement de santé, devient une "obligation" que je dois remplir et non plus un droit. Il est évident que dans une telle situation, mes droits, ou les droits de l'homme, sont l’objet d’une "dérogation" cruciale. En raison des besoins imposés par la pandémie, cette restriction temporaire des droits est néanmoins appropriée; insister sur l'exercice normal de mes droits dans cette même situation serait par contre déplacé. Reste que, personne ne peut prétendre que mes “droits de l'homme” sont mieux "protégés" dans cette situation, tout comme personne ne peut affirmer que je suis "plus libre" en isolement forcé.

Lors du séminaire sur “prévenir et contrôler la prévention des pandémies tout en protégeant les droits de l'homme", que j'ai mentionné plus haut, de nombreux intervenants ont affirmé que les mesures draconiennes mises en place par la Chine reflétaient le respect du droit à la vie. Je ne conteste pas que ces mesures étaient adéquates et que leur mise en œuvre était un signe de respect de la "vie". Mais si nous devons dire que le droit à la vie est respecté, nous devons aussi nous demander qui est le sujet de ce droit. Si l'on considère qu'il s'agit d'une personne vivante, on ne peut évidemment pas dire que le fait de la forcer à l'isolement respecte ses droits individuels, même si l'on peut faire valoir que ce serait là un moyen de respecter l'intérêt public.

Le droit à la vie, au sens strict du terme, doit être un droit que possèdent les êtres vivants; il n’est pas synonyme de protéger la vie coûte que coûte. Preuve en est que certains pays avancés, reconnus comme disposant “de droits de l'homme élevés” tels que la Suisse, les Pays-Bas et le Canada ont adopté des lois permettant l'euthanasie, c'est-à-dire permettant aux personnes en phase terminale d’une maladie qui estiment qu'elles préfèrent mourir plutôt que vivre de choisir d'abandonner leur vie de manière décente pour mettre fin à leurs souffrances, le “droit à la mort”. Les conservateurs peuvent critiquer ces textes, en faire un manque de respect à l’égard de la vie mais leur intervention ne relève pas d’un "droit à la vie". Car si une personne est "forcée de vivre", il ne s’agit plus là d’un droit à la vie mais d’un devoir de vivre. Il est vrai que la vie peut être comprise comme une obligation, surtout d’un point de vue religieux. Mais si l’on se place dans un cadre juridique laïque, autoriser l'euthanasie est sans aucun doute un grand pas en avant dans la sauvegarde des droits de l'homme (y compris celui à la vie).

Les formes les plus extrêmes d’une “obligation de vivre" se retrouvent du côté des tortures effroyables pratiquées à une époque où cruauté et mépris des droits de l'homme se conjuguaient: le supplice de la “mort languissante”, ou “de la mort par mille coupures”, châtiment impérial chinois, exigeait ainsi que la victime soit maintenue en vie pour endurer la douleur de 3 600 coupures au lieu d'être autorisée à mourir d'une mort rapide. Très souvent d’ailleurs, la victime et sa famille devaient soudoyer le tortionnaire pour en finir plus vite. Peut-on affirmer que le prisonnier en question, qui voulait assurément mourir dans ces conditions, conserve son "droit à la vie" jusqu'à ce qu'il ait subi ces milliers de coupures? Bien sûr que non! Nous ne pouvons pas affirmer simultanément que l'euthanasie respecte le droit à la vie mais que la torture chinoise le piétine.

Des malentendus similaires sont fréquents autour de la question du "droit à la subsistance 生存权".[6]  Lors d'un débat auquel j’ai participé, il y a quelques années, j'ai fait valoir ce point: "Les fonctionnaires chinois disent que notre niveau de développement étant encore faible, nous devons mettre l'accent sur le ‘droit à la subsistance.’ Certains de mes amis, qui apprécient les droits de l'homme, ont critiqué le fait que ce droit à la subsistance est bien trop insignifiant, qu'il ne s'agit en fait pas d'un droit de l'homme mais d'un “droit du cochon” –car les porcs aussi subsistent. Pour autant, les droits sont liés à la liberté, donc le “droit à la subsistance” et “subsister” ne sont pas synonymes. Un porc ne subsiste que parce que les gens en ont besoin pour subsister eux; si un jour ils décident de l'abattre, il ne subsiste plus. Dans un ordre d’idées similaire, il y a des gens qui survivent, menant une vie très confortable même, mais sans nécessairement disposer du droit de subsister. Prenons ici l’exemple de la courtisane impériale de la dynastie Tang, Yang Guifei (719-756), qui a mené une vie très prospère (quand elle était favorite), n'est-ce pas?

En fait, elle n’a pu survivre que parce que l'empereur Tang Xuanzong (685-762) l'a laissée survivre un temps, mais une fois qu'ils sont arrivés à Maweipo, Tang Xuanzong lui a retiré cette possibilité en la tuant.[7] Elle a "survécu", et même très bien survécu, mais n'avait pas le droit de subsister. En ce sens, le droit à la subsistance est un droit de l'homme important que nous devons assurer car, dans le passé, nous avions une tradition qui voulait que "si l’empereur veut que le ministre meure, le ministre doit mourir",  auquel cas, alors que les Chinois "subsistaient", ils n'avaient pas le droit à cette subsistance. Yang Guifei est un exemple qui remonte loin, mais les exemples contemporains ne sont pas forcément difficiles à trouver. Où était le droit à la subsistance de Liu Shaoqi[8] pendant la Révolution culturelle? Celui de Lin Zhao[9] ? Où était le droit de survivre pour ceux qui ont été tués par la "catastrophe provoquée par l'homme" qu’est la famine causée par le Grand Bond en avant? Résoudre le problème du "droit à la subsistance", c'est donc en fait aussi se battre pour la liberté... Nous sommes toujours confrontés à l'héritage du "si l’empereur veut que le ministre meure, le ministre doit mourir", et le droit du peuple à la subsistance n'est toujours pas garanti.

Le fait que nous ne puissions pas obtenir cette garantie ne signifie pas que nous ne pouvons pas survivre, mais plutôt que cette survie dépend de la volonté des autres. En ce sens, le droit de subsister et le droit de s’exprimer se retrouvent au même niveau; ils impliquent tous deux une liberté, et pour lutter pour la liberté, il faut limiter le pouvoir d’un gouvernement. C'est vrai pour la liberté de subsister, et c'est vrai pour la liberté d'expression.

Le droit à la subsistance et le droit à la parole sont ce que nous appelons des droits négatifs dans le sens qu’ils constituent des libertés qui "ne peuvent être soustraites. Le "droit" politique et philosophique traditionnel en Occident, ou ceux qui prêchent le laisser-faire, ne reconnaissent souvent que ce type de droits de l'homme. Mais il existe en fait une autre catégorie, de "droits positifs", entre autres poursuivis par la "gauche" occidentale et qui sont d’ailleurs considérés comme "socialistes" : les programmes d'action positive visant à améliorer les conditions des Afro-Américains qui font actuellement l'objet d'une attention particulière aux États-Unis, par exemple, le droit à la santé et au bien-être inscrit dans le “Pacte international des Nations unies sur l'économie, ou encore les droits sociaux et culturels,” sans oublier les Principes de Syracuse.  Ces droits réclament la liberté d'exiger certaines choses. La concrétisation de ces revendications exige d’un gouvernement qu'il use d’une quantité considérable de pouvoir, qu'il procède à une certaine redistribution des richesses et qu'il bafoue les "droits négatifs" d'une partie au moins de la population (par exemple, le droit de ne pas payer des impôts élevés pour financer un niveau de bien-être élevé), d’où le fait que "droit" politique et philosophique a tendance à rejeter ces appels.

En même temps, les sujets de ce que la gauche appelle les droits positifs sont toujours des individus libres; et ce qu'ils appellent le “grand gouvernement” renvoie systématiquement à un gouvernement responsable, qui donne des droits au peuple et qui est responsable devant ce même peuple. Les "droits positifs" signifient que j'ai le droit de demander des garanties, que le gouvernement a le devoir de me fournir des services, que je n'ai pas à "remercier" le gouvernement pour ces services parce que c'est son devoir de les fournir et que, s'il ne le fait pas, il sera tenu responsable, ce qui pourrait d’ailleurs entraîner une perte de pouvoir.

Par conséquent, tous les droits de l'homme, qu'il s'agisse de droits négatifs prisés par la "droite" (dans le sens politique) ou de droits positifs chers à la "gauche", sont fondés sur des droits d'homme libres. C'est la raison pour laquelle je peux transcender la "droite et la gauche" pour parler de l'existence ou non de droits de l'homme et de la mesure à laquelle ces droits existent. Bien sûr, leur existence - ou leur absence - et leur application relèvent ensemble de jugements fondés sur des faits, tandis que la question de savoir si nous devrions les avoir, et jusqu’à quel point, sont des jugements de valeur. Qu'il s'agisse du droit humain négatif de "ne pas être privé de quelque chose" (qui est souvent considéré comme relevant des droits humains de la droite) ou du droit humain positif de "réclamer quelque chose" (souvent considéré comme relevant des droits humains de gauche), les deux ont des limites.

En temps normal, nous ne pouvons pas dire que plus un droit est "grand", "meilleur" il est; en période extraordinaire, des "dérogations" peuvent être requises pour les deux types de droits. Il existe également une contradiction entre ces deux catégories de droits de l'homme: dans les démocraties constitutionnelles: lorsque les pauvres réclament leur droit positif à un "bien-être élevé", cela entre inévitablement en conflit avec la demande des riches que leurs droits négatifs "ne soient pas bafoués” (par des impôts élevés) et que leur droit de garder leur argent soit maintenu. Dans un état constitutionnel type, c'est précisément cette contradiction qui conduit à ce que la gauche remplace la droite, et vice versa, par l’entremise des élections. Cependant, en état d'urgence, dans un cadre où il peut être nécessaire de déroger temporairement aux droits de l’homme, les températures politiques montent rapidement et les différentes questions que cela soulève dans les différents systèmes politiques méritent d'être examinées.

Troisième partie: états d'urgence et institutions politiques

Lorsque les "droits de l'homme élevés" menacent la "survie" des êtres humains: Une analyse de l'histoire du "Titanic"

Les droits de l'homme sont des droits, la capacité de "faire ou ne pas faire quelque chose". En d'autres termes, il s’agit de la liberté. En tous temps et partout, la prison (privation de liberté) a été utilisée comme une punition à l’encontre des criminels. Il est donc clair que la liberté est un désir humain et que les droits de l'homme sont des valeurs universelles. Même un dictateur fasciste défendra sa propre liberté - c'est juste qu'il en privera les autres et violera leurs droits, allant jusqu'à une large privation du droit à la vie des autres, à l'indignation de tous.

Mais ce n'est pas parce que chacun veut être libre que c'est la seule chose que chacun veut et que rien d'autre n'importe. En fait, si "vivre libre ou mourir" est certainement une célébration de et un encouragement à l’exercice d’un esprit libre, devant un choix entre la mort avec liberté et la vie sans, la plupart d'entre nous, c’est dans la nature humaine, choisiront la seconde option. En même temps, la liberté a aussi deux types d'"externalités", positives et négatives: qu’il s’agisse pour des individus de ne pas compromettre leur liberté pour atteindre un objectif commun[10] ou d’entraver la liberté des autres après avoir obtenu la sienne, les deux façons de faire devraient être bannies.

Le savant chinois Yan Fu (1854-1921) a traduit le titre de l'ouvrage de John Stuart Mill, On Liberty, par "Sur les frontières entre les droits du groupe et de l'individu", ce qui me semble être une traduction très juste. L'essence de la démocratie constitutionnelle est de respecter strictement les limites des droits du groupe et de l'individu. La communauté veut la démocratie et l'individu veut la liberté. Démocratie et liberté ont leurs propres règles qu'il ne faut pas confondre et surtout pas inverser. Les affaires publiques ne peuvent pas être gérées "librement" par des individus sans mandat public, même s'ils sont reconnus comme des sages, et les affaires personnelles ne peuvent pas être laissées au "pouvoir public", même s'il s'agit d'un régime démocratique. Cela établit des "frontières de droits", justement pour garantir libertés comme démocratie.

Mais il en va autrement en période d’état d'urgence. Lorsque nous disons "quarantaine, pas de droits de l'homme; pas de quarantaine, plus d'êtres humains", nous voulons dire que dans de telles occasions, l’articulation entre les droits collectifs et la liberté individuelle doit être ajustée. Pour le dire autrement, les "dérogations" aux droits de l'homme faites dans l'intérêt public, qui diminuent l’espace réservé à l'individu et ses libertés individuelles, sont nécessaires pour assurer notre survie commune.

En fait, les "frontières entre les droits du groupe et ceux de l'individu" doivent faire l’objet d’un réajustement régulier, même dans des circonstances normales. J'ai fait valoir que l'alternance entre "gauche et droite" dans un système démocratique remplit cette fonction. Reste que, en situation d’état d'urgence, en période où les sociétés sont confrontées à des choix difficiles, la logique dont nous venons de parler ne s'applique pas toujours.

Il y a plus de vingt ans, j'ai utilisé l'histoire du "Titanic" pour illustrer ce point. En un mot, le Titanic coulait et il n'y avait que des canots de sauvetage pour les femmes et les enfants. Pouvez-vous dans ces conditions utiliser votre droit à l'existence pour vous imposer ? En d'autres termes, lorsque la crise est si grave qu'elle menace la survie de tous, même la "valeur fondamentale" du droit à la vie de tout individu n'est pas "absolue". Que s'est-il réellement passé sur le Titanic? Certains ont affirmé que les gens ne se sont pas comportés aussi noblement que la légende le suggère. Il est vrai qu'il existe des récits dissonants sur l’accident; il n'est d’ailleurs ni possible ni nécessaire d’en faire ici un examen historique. Nous pouvons par contre concentrer notre analyse sur ce qu'on appelle la "littérature du Titanic", un traitement de la légende qui fait généralement consensus dans le sens où il reflète une sorte de jugement commun sur "comment les choses devraient se passer".

Ce jugement lui-même mérite toutefois une analyse approfondie. On peut douter que, lors du naufrage du Titanic, on ait vraiment réussi à s'accrocher au principe "les femmes et les enfants d'abord" même si personne ne semble penser que les femmes et les enfants n'auraient pas dû être évacués en priorité. Personne ne dit non plus que la priorité donnée aux femmes et aux enfants est une "valeur occidentale" et que les Chinois, eux, auraient abandonné ceux-ci dans une course folle au canot de sauvetage. La "question du Titanic" peut ici être discutée pour ce qu’elle est, en dehors d’un événement spécifique, et les discussions sur ce genre de question peuvent aussi transcender les cultures.

La réalité soulevée par l'histoire du Titanic est la suivante: le droit à l'existence, au sens habituel du terme, peut être restreint lorsque la crise est si grave qu'elle se réduit à une question de vie ou de mort. Mais même dans ce cadre, la "règle d'équité" demeure. Le Titanic est en difficulté et le droit à l'existence s’en trouve limité, mais limité à qui? Si le principe directeur dit “les femmes et les enfants d’abord” et si vous n'êtes ni une femme ni un enfant, tant pis pour vous. J'ai écrit à l'époque: "Un élément essentiel du libéralisme se trouve dans l'accent mis sur les ‘frontières entre les droits du groupe et de l'individu". Le groupe parle de démocratie tandis que l'individu parle de liberté. L’expérience du naufrage du Titanic montre toutefois que les frontières entre les domaines public et privé ne sont pas à ce point-là étanches.

Dans ce cas extrême, même le droit privé le plus fondamental, le droit de survivre, est pris en charge par le groupe. Mais cela ne signifie pas qu'il a été traité de façon arbitraire; le groupe est lui aussi régi par des règles dont une règle de base : la démocratie. Bien que le principe "les femmes et les enfants d'abord" appliqué dans la tragédie du Titanic n'ait pas été le résultat d'un vote, il a été clairement accepté comme tel et toute personne violant ce principe aurait été arrêtée par le reste du groupe.

Il s’avère ce dernier argument ne tient en fait plus la route. Puisque le fait de faire passer "les femmes et les enfants d'abord" n'a pas été décidé par un vote, on pourrait ne pas considérer cette décision de priorisation comme étant le résultat d’un geste démocratique commun. Le fait que tout le monde ait accepté la décision du capitaine et ait coopéré avec lui ne prouve pas que la décision était démocratique, sinon tout acte tyrannique qui n'aurait pas entraîné une révolte publique pourrait également être vu comme "démocratique". En fait, l'histoire du Titanic suggère que les droits des individus en contexte d’urgence sont extrêmement limités par l'intérêt public, mais aussi que l'intérêt public n’est pas balisé par des processus démocratiques.

En d'autres termes, en situation de crise, non seulement l'individu sacrifie sa liberté mais la communauté sacrifie également son caractère démocratique. La raison à cela est que si, face à une urgence, nous nous accordons la "liberté" de nous battre pour un nombre insuffisant de canots de sauvetage, il se peut que personne ne monte à bord; il en irait de même si on prenait le temps nécessaire à un vote. C'est donc au capitaine de décider. Cela n'a rien à voir avec une quelconque "culture" ou "philosophie politique". Les passagers peuvent être des libertaires qui, lorsqu'ils sont à terre, plaident en faveur du droit à porter une arme. Ils peuvent tout aussi bien être des progressistes qui iraient jusqu’à soutenir que même le capitaine du navire devrait être élu. Mais lorsque le Titanic a heurté le fameux iceberg, ils ont tous dû mettre leurs "doctrines" de côté.

Reste une question: pourquoi la décision du capitaine est-elle acceptée par tous? Quelles valeurs sont susceptibles d’expliquer ce consensus, qu'il s'agisse des passagers de l'époque ou d'autres, d'Est en Ouest, à qui on a raconté l’histoire? À l'époque, j'ai imaginé deux explications, dont une me paraît désormais erronée (l'explication "démocratique" mentionnée ci-dessus). Il n'en reste donc plus qu'une: "Le capitaine du navire qui a pris la décision n'était ni une femme ni un enfant, ce qui signifie qu'il a sacrifié son propre droit à l'existence; c'est ce sacrifice des uns pour le bien des autres qui fait que la décision paraît acceptable. Si le capitaine lui-même, ses amis et sa famille s'étaient précipités sur un canot de sauvetage, l'histoire se serait déroulée bien différemment".

Il s'agit là d'une règle importante de ce que je nommerais "éthique publique des catastrophes". Nous y reviendrons plus tard.

Une revue historique de la "dictature" et de "l'autocratie"

En fait, les limites des systèmes démocratiques face à l’état d'urgence ne sont pas nouvelles. Dès les premières utilisations des notions politiques de "démocratie" et de "république", dans la Grèce et la Rome antiques, la démocratie durable a été associée à des dispositions spéciales pour faire face à des conditions exceptionnelles. Le système dictatorial de la République romaine (dictature militaire) est un cas d’école. Il s'agissait à l'origine d'un mécanisme d'urgence, créée par la République romaine, dans le cadre duquel le fonctionnement normal de la république est interrompu. En cas de guerre, le dictateur se voyait accorder des pouvoirs arbitraires à court terme mais qui ne s’inscrivaient pas dans le droit romain.

À la fin de la guerre, le dictateur se retirait et rendait le pouvoir au Sénat, qui, en retour, promettait de ne pas le tenir responsable de ses actes pendant cette période hors du commun. Selon les coutumes de l'époque, le mandat du dictateur était limité à six mois et son renouvellement nécessitait une nouvelle autorisation du Sénat. Mais vers la fin de la République, le dictateur a cessé de respecter les règles et, à l'époque d'Octavien, il était simplement appelé chef de l'État (princeps). Lorsque Rome est devenue empire, le titre de "dictateur" a cessé d’être utilisé.

Le mot "dictature" dans les langues occidentales est dérivé du système dictatorial romain. De toute évidence, comme la dictature était à l’origine liée à un état d'urgence en temps de guerre, elle différait de l'autocratie et des régimes autoritaires conventionnels que l'on peut voir en Perse et ailleurs, y compris dans la Rome impériale. À la fin de l'empire romain, et à l’époque médiévale et byzantine, lorsque le "despotisme" est devenu la norme, le recours au terme de "dictateur" s’est fait extrêmement rare. Ce n'est que lors des violentes révolutions des temps modernes que le terme a réapparu dans son sens original, pour qualifier Cromwell et la Révolution anglaise ou le système jacobin de la Révolution française. Ainsi Robespierre a déclaré que la dictature "est un état de guerre entre la liberté et ses ennemis, tandis que le constitutionnalisme est un système de gouvernement libre en temps de victoire et de paix".

La première chose que l’on remarque dans une dictature, c'est une sorte d'interruption de la démocratie. En d'autres termes, s'il y a dictature il ne peut y avoir de démocratie et l’expression "dictature démocratique" n'a aucun sens. C'est comme si nous disions "blanc de couleur noire". En second lieu, la dictature est incompatible avec l'état de droit en temps de paix. Lénine avait raison lorsqu'il disait qu'"une dictature est un régime sans aucune restriction légale", ce qui renvoie au sens original du terme. Bien sûr, la dictature ne peut pas être un état sans foi ni loi, mais elle nécessite le remplacement de l'état de droit, et des “droits de l'homme élevés” qui y sont généralement associés, par certaines mesures de contrôle militaire. Troisièmement, une dictature est une mesure temporaire associée à un état d'urgence (généralement une guerre), une suspension à court terme du système républicain, plutôt qu'une façon normale de gouverner, contrairement à l'"autocratie".

La raison pour laquelle Marx et Engels ne parlaient que de "dictature" du prolétariat et jamais d'"autocratie" du prolétariat, la raison pour laquelle ils ne parlaient de la "dictature" que dans le contexte de la révolution de 1848 et de la "guerre civile" que fut la Commune de Paris, est qu'une telle mesure temporaire devait être considérée comme similaire à celles employées dans le contexte de la République romaine, un interlude qui n'avait rien à voir avec l'idée républicaine. Selon le chercheur et dissident russe Roy Medvedev (né en 1925), lorsque Marx et Engels parlent de "dictature du prolétariat", "ils utilisent le mot "dictature" au sens romain du terme. En fait, c’est Lénine qui a changé des choses.

À l'époque de Marx, la plupart des pays d'Europe continentale n'avaient pas encore établi de système démocratique ou, s'ils l'avaient fait, le suffrage censitaire reposait sur la nécessité de disposer d’un capital pour pouvoir voter; en outre, le prolétariat n'avait généralement pas de droits politiques, ni celui de former des associations, ni celui de créer un parti politique, et a fortiori pas celui de tenir des élections. Je crois qu'il est exact d'appeler un tel système représentatif "démocratie bourgeoise" (Marx et Engels n'ont jamais appelé le système, plus tardif, du suffrage universel "démocratie bourgeoise", comme le faisait Lénine). La "démocratie" de cette époque n'avait aucun moyen d'exprimer la volonté des pauvres et les mouvements issus des classes inférieures étaient souvent violemment réprimés. C’est dans ce contexte que Marx dit aux ouvriers: “pour changer vos conditions de vie, afin d'avoir la capacité de gouverner, vous n'aurez peut-être pas d'autre choix que d'endurer 15, 20, voire 50 années supplémentaires de guerre civile" et "la classe ouvrière doit gagner le droit à sa propre émancipation sur le champ de bataille", ce qui pourrait conduire à la création d'une dictature. Cette idée de combattre la violence par la violence a en effet eu un impact profond sur les générations suivantes.

Ceci étant, à mesure que la "démocratie bourgeoise" a progressé et introduit le suffrage universel, étendant les droits politiques à tous, la "concurrence de classes" a pu s’exercer dans un cadre constitutionnel. Engels cessa alors de prôner la révolution violente pour donner son appui aux mouvements de gauche qui agissaient dans le cadre d’un système constitutionnelle. Bien que le "gandhisme" pur soit rarement accepté et bien que ni la gauche ni la droite en politique moderne n’aient jamais garanti qu'elles n'auraient jamais recours à la violence si leurs dirigeants abolissaient la constitution et retournaient à la tyrannie, reste que la renversement violent d’un gouvernement constitutionnel est inacceptable en politique moderne.

Au début du XXe siècle, seul le parti travailliste social-démocrate russe, alors illégal et opérant au sein de l'empire le plus autoritaire d'Europe, faisait référence dans son programme à la "dictature" du prolétariat, un terme qui était encore généralement considéré, y compris par le fondateur du marxisme russe, Georgi Plekhanov (1856-1918), comme une option pour combattre la violence par la violence dans un État sans suffrage universel. Mais Lénine voyait les choses autrement. La raison pour laquelle il préconisait la "dictature" n'était pas que le prolétariat devait combattre la violence par la violence dans des conditions d'autocratie, mais plutôt que l'écrasante majorité du peuple russe était constituée de paysans arriérés et, dans ces circonstances, le prolétariat ne pouvait pas gagner les élections. Il ne lui restait dès lors qu’une option: s'emparer du pouvoir par la violence et utiliser une "dictature" pour forcer la majorité paysanne à obéir à la "minorité avancée". Dès 1902, Lénine a clairement indiqué que la raison pour laquelle la dictature du prolétariat était nécessaire était que la Russie était un état paysan. Si le prolétariat avait pu s'assurer du soutien des paysans, "il n'aurait pas été nécessaire de parler de "dictature", car nous aurions alors été assurés d'une majorité si écrasante qu'une dictature aurait été inutile".

De cette façon, la "dictature" cessait d'être l'état de guerre qu'elle avait été depuis ses origines antiques jusqu'à l'époque de Marx, "une mesure d'urgence transitoire qui céderait la place à la démocratie dès que la situation serait plus stable", et devenait une "dictature" qui ne s'étendait pas seulement au temps de paix mais qui devenait finalement une posture "durable": "la forme de la République soviétique est le modèle de la dictature permanente du prolétariat et de la paysannerie pauvre".

La suite est bien connue: sous le nom de "dictature du prolétariat", les pays de type soviétique n'ont jamais su ce qu'étaient la liberté, la démocratie, le constitutionnalisme et les droits de l'homme. La dictature des dirigeants sous le nom de parti unique est devenue la norme. Les effusions de sang, la terreur et la mort causées par la violence aveugle de l'état font blanchir les politiciens modernes à la simple mention du terme "dictature". Ce qui était censé être une mesure temporaire pour sauver la démocratie en conditions d'urgence est devenu un "totalitarisme" redoutable.

Tout cela signifie que lorsque l'état d'urgence était vraiment nécessaire en Occident—comme maintenant—les gens étaient encore plus hésitants. Ce qui est d'autant plus compréhensible que l'ancien dictateur romain n'a en fait pas rendu le pouvoir à la République une fois l'urgence passée, mais a prolongé la dictature en temps de paix, entraînant finalement la chute de la République. Les leçons tirées des temps anciens et modernes font que les gens sont réticents à explorer à la légère les catastrophes; reste que quand quelque chose comme le Titanic se produit, il n'y a pas d'alternative aux mesures extraordinaires. En ce qui concerne la lutte contre les pandémies, en 1918, les États-Unis ont utilisé des mesures coercitives contre la grippe espagnole, difficiles à mettre en œuvre en Occident aujourd'hui.

Quelque part, les victoires scientifiques remportées par la suite contre les infections bactériennes et celle des démocraties sur Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale, en alliance avec l'Union soviétique, ont, ensemble, considérablement renforcé la confiance dans la gouvernance démocratique. Si, dans le cas de la Seconde Guerre mondiale, les démocraties ont dû s'unir à une puissance totalitaire (l'Union soviétique) pour en vaincre une autre (nazie), la victoire des démocraties pendant la Guerre froide a d'autant plus de chances d'être considérée comme la "fin de l'histoire" marquant le triomphe de la démocratie sur le totalitarisme. Au cours des trente années qui ont suivi, les pays démocratiques ont semblé bénéficier d'une période de paix prolongée et, lorsque la crise a finalement éclaté, ils ont hésité à recourir à des mesures d'urgence. Ils ont soit tergiversé trop longtemps avant d’agir, manquant ainsi l’opportunité qui s’offrait à eux, soit employé des mesures en demi-teinte qui n’ont pas eu l’effet escompté, ou ont été abandonnées trop vite, ce qui a aggravé la dissémination du fléau. Voilà les leçons amères à tirer de cette lutte contre l'épidémie.

Deux types de situations d'urgence : la lutte contre les épidémies n'est pas une guerre

Bien sûr, les dictatures de l'Histoire, même lorsqu'elles fonctionnaient correctement, étaient limitées au temps de guerre. L'état d'urgence provoqué par la lutte contre une grave épidémie est similaire à celui occasionné par un état de guerre en cela qu'il nécessite des "dérogations" à la fois indispensables et temporaires aux droits de l'homme pour servir un intérêt public vital.  Mais la guerre et les épidémies sont, après tout, des urgences distinctes. L'éventail des droits de l'homme auxquels chacune réclame des dérogations et les mécanismes comme les responsabilités liés au mandat imposé par chacune sont très différents. On dit souvent qu’on va "gagner la guerre contre les épidémies". Ce n’est là qu’une métaphore et la prévention des épidémies ne peut pas vraiment être considérée comme une guerre.

La différence fondamentale entre la lutte contre les épidémies et la guerre est que les épidémies sont des catastrophes naturelles et que les germes auxquels l'homme est confronté ne sont pas des ennemis déclarés, bien qu'il soit devenu courant d'appeler un virus un "ennemi". En l'absence d'un tel ennemi, il n'y a pas de victoire ou de défaite lors d’une épidémie, alors qu'à la guerre, "la victoire ou la défaite est à l'ordre du jour".

De la peste noire à la grippe, à travers le monde, l'humanité a connu de nombreux fléaux de taille et de gravité variables, causant des pertes considérables. Mais tant que la race humaine a été en mesure de survivre, sans être exterminée par la peste, on peut dire qu'elle a "vaincu”. Lorsque le tremblement de terre à Haicheng en 1975 a fait peu de victimes, nous avons gagné; nous avons également remporté une "grande victoire dans notre lutte contre la catastrophe sismique" après le tremblement de terre de Tangshan en 1976, qui, en termes de pertes humaines, a été l'un des pires de l'Histoire. Pourtant, nous l'avons là aussi "vaincu".

L’expérience d’une épidémie qui ne s’inscrit pas dans une "guerre biologique" menée par l'homme ne désigne toutefois pas de vainqueur. En d'autres termes, si la lutte contre les épidémies est assimilée à une "guerre", l'humanité gagnera toujours cette guerre, à moins que, à l'avenir, l'humanité ne soit réellement exterminée par une maladie.

En même temps, le succès ou l'échec de la lutte contre une épidémie donnée a été évalué de manière variable. En fait, le seul véritable critère de cette évaluation est le "coût" encouru, qui se réfère essentiellement au nombre de vies humaines perdues. Dès lors, gagner la "guerre" contre une épidémie "à tout prix" n'a aucun sens si le coût se réfère à la vie humaine. Lorsque les gens partent à la guerre, cela signifie qu'ils sont prêts à payer un certain prix, y compris par le sacrifice de leur propre vie ou de celle des autres, pour atteindre un certain résultat. Les guerres du mal sont souvent menées sans tenir compte de la vie humaine et peuvent même avoir pour objectif de tuer des innocents, comme dans les guerres menées par Hitler pour exterminer les Juifs.

Même dans une "guerre juste", la protection d'un plus grand nombre de vies peut être un but parmi d'autres ou le but ultime, mais il existe de nombreuses "guerres justes" qui sont menées pour de "grandes causes" autres que la vie --des causes telles que la liberté, la dignité, l'honneur, le territoire, la souveraineté, etc. C'est l'origine d'expressions nobles telles que "donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort".

La réalisation de l'une de ces causes exige la "victoire". C'est pourquoi toutes les guerres, même les guerres justes, ont toujours la victoire comme objectif premier, et le prix de la victoire est d'une importance secondaire. Pour gagner, il faut tuer (l'ennemi) et le "prix" à payer est celui du sacrifice de son propre peuple, ceux qui sont tués au cours du processus. Même dans une guerre juste, "tuer mille ennemis au prix de huit cents" est théoriquement acceptable. C'est d'autant plus vrai dans la pratique, au moins pendant la Seconde Guerre mondiale: de nombreux pays qui ont résisté à l'occupation allemande, ou la Chine dans sa guerre contre le Japon, étaient considérés comme étant impliqués dans des guerres justes. Et les pertes, militaires comme civiles, ont été beaucoup plus lourdes du côté des justes que du côté de l'ennemi. Pourtant, on parle à leur égard de victoire.

Mais lutter contre une épidémie est un processus complètement différent. Dans la lutte contre un virus, il n'est pas nécessaire de chercher à obtenir la "victoire finale" mais plutôt d’en minimiser le coût. En particulier dans la lutte contre les maladies infectieuses malignes, peut-il y avoir un autre objectif que celui de protéger la vie? La logique du "tuer mille soldats ennemis, perdre huit cents des miens" peut-elle être appliquée à une telle lutte? Et si l'on parle de "perdre 800", il est vrai que l'on pourrait envoyer une personne infectée vivante à l'incinérateur et tuer les millions de virus qu'elle porte. Mais un acte aussi inhumain pourrait-il être considéré comme relevant de la lutte antiépidémique?

Quel que soit le nombre d'épidémies, il y aura toujours une fin à celles-ci et les êtres humains ne paieront ni réparation ni tribut au virus –et c’est sans parler de signer un traité de reddition ou “inégal” avec le pathogène. Il y aura peut-être des milliers de victimes de la maladie comme de toute autre catastrophe naturelle, mais l'humanité en sortira toujours victorieuse. Le vainqueur, cependant, ne peut ni demander à être "libéré" du virus, ni obtenir réparations ou un territoire. À quoi servent les efforts de l'humanité pour lutter contre les épidémies et les catastrophes si celle-ci ne peut protéger le plus grand nombre de vies possible? Si le "à tout prix" signifie le "coût" de la vie humaine, quelle est la valeur d'une "victoire" qui ne peut être perdue de toute façon? La "minimisation du coût" n'est-elle pas le seul critère d'évaluation de la lutte contre l'épidémie?

En raison de l'imprévisibilité de l'issue d'une guerre, ceux qui se voient accorder des pouvoirs exceptionnels en ces temps exceptionnels ne sont généralement pas soumis à une obligation, exceptionnelle elle aussi, de rendre des comptes. En temps de guerre dans la Rome antique, le dictateur avait pleine autorité sans la moindre restriction légale et le peuple ne le tenait pas pour responsable de ses actes pendant sa dictature. Le seul rempart contre ses mauvaises actions était le délai attaché à son mandat: six mois, ou la fin de la guerre, qui l’obligeait alors à quitter son poste et rendre le pouvoir.

Dans les situations d'urgence épidémique, ou dans le cadre de secours en cas de catastrophe, c’est-à-dire sans risque de victoire ou de défaite, le facteur temps est secondaire et l’imputabilité et la transparence du dictateur sont une nécessité. Les pouvoirs peuvent être étendus en situation d'urgence, mais la responsabilité doit être étendue en conséquence. Dans ces conditions, ceux qui exercent des pouvoirs exceptionnels doivent être exceptionnellement tenus responsables. De la même façon, ceux qui perdent leurs droits ordinaires du fait de l’état d'urgence doivent bénéficier de garanties extraordinaires. En temps normaux, les soins pour les maladies ordinaires peuvent être dispensés moyennement paiement, mais lors d’une épidémie, les soins médicaux, devenus obligatoires pour les personnes soupçonnées d'être atteintes, doivent non seulement faire l’objet d’une imputabilité mais être dispensés aux frais de l'état (et pas seulement après que l'infection a été confirmée; et les tests ne peuvent pas être refusés afin d'économiser les fonds publics). Les personnes libres peuvent gagner leur vie, mais lorsque ce droit leur est refusé, le gouvernement doit compenser; il est responsable de toute la gamme des garanties "du berceau à la tombe" et doit en être tenu pleinement responsable.

Dans l'exercice du pouvoir aussi, il existe une différence marquée entre la guerre et la lutte contre une épidémie. En temps de guerre, les soldats doivent prendre des risques, et parfois ces risques sont involontaires, c'est-à-dire qu'ils font partie de la "discipline du champ de bataille". Les "soldats en blouse blanche", en première ligne de la lutte contre le virus, méritent la même reconnaissance pour leur dévouement et leur courage que ceux qui sont au front durant une guerre. Les forcer de travailler au-delà de leurs capacités, toutefois, doit être clairement distingué des règles du temps de guerre, et la soi-disant "discipline du champ de bataille" ne doit pas être imposée à la légère.

En particulier dans la prévention et le contrôle d’épidémies dues à un pathogène extrêmement contagieux: permettre aux médecins et aux infirmières d'effectuer leur travail de première ligne en l'absence d'équipement de protection est non seulement irresponsable (il s’agit d’une atteinte à la vie du personnel médical), mais également irresponsable du point de vue des malades qui reçoivent des soins, en résumé à l’endroit de la société dans son ensemble. En effet, les travailleurs de la santé qui interviennent en première ligne ne sont pas seulement le groupe le plus susceptible, mais aussi la plus grande source d'infection une fois qu'ils sont eux-mêmes infectés: ils travaillent dans des "embouteillages" tous les jours et c’est là une réalité inévitable. Très peu des personnes avec lesquelles ils entrent en contact à l'hôpital souffrent de maladie infectieuse mais la grande majorité d'entre eux souffrent de diverses affections (pourquoi sinon seraient-ils à l'hôpital?) et sont donc affaiblis, vulnérables.

Si les travailleurs de la santé ne peuvent pas s'assurer qu'ils ne sont pas eux-mêmes infectés, il n'est alors pas clair si le fait de les laisser travailler aide ou nuit aux gens. Et s'ils tombent malades, le risque d’infecter retombe inévitablement sur leurs collègues. Quand l'épidémie est grave, que les ressources médicales et surtout le personnel médical sont rares, c'est une catastrophe dans la catastrophe, et il ne s'agit plus de combattre l'épidémie mais de la propager.

Contrairement aux soldats, qui sont face à des risques qui ne les affectent qu’eux la plupart du temps, cette menace que constituent les travailleurs de la santé infectés dépasse le cadre de leur propre vie. Il est donc non seulement irresponsable, mais carrément pervers, que le personnel médical de première ligne soit confronté à des maladies infectieuses sans équipement de protection.

En raison de cette pratique, le taux d'infection parmi le personnel médical dans certains endroits est devenu alarmant. Au début de la pandémie, en Chine, il était beaucoup plus élevé même que chez les personnes qui venaient se faire soigner: ainsi, deux tiers du personnel médical du service des soins intensifs de l’hôpital numéro 7 de Wuhan ont été infectés. Les médecins n'étaient pas du tout protégés mais avaient le sentiment "qu'ils devaient aller travailler même s'il était évident qu'ils allaient tomber malades", ce que les personnes interrogées ont appelé "courir nu" en pratiquant la médecine. Sur les 138 patients atteints de coronavirus admis à l'hôpital de Wuhan Zhongnan entre le 1er et le 28 janvier 2020, 57 étaient des infections hospitalières dont 40 concernaient des membres du personnel médical, soit un taux d'infection de 29 %. Pas moins de 262 membres du personnel médical du Wuhan Union Hospital, 194 du Wuhan University People's Hospital et 125 du Wuhan Number One Hospital ont été infectés. Les fonctionnaires en charge devraient être tenus responsables de cette situation.

En ce qui concerne les conséquences des mesures d'urgence, la lutte contre les épidémies n’est pas non plus synonyme de guerre. Elle relève de l'"éthique publique en matière de catastrophe" mentionnée ci-dessus dans le contexte de l'histoire du Titanic. La seule raison pour laquelle la décision du capitaine a été universellement acceptée est que le capitaine s'est sacrifié par sa décision. Si le capitaine et ses proches s'étaient glissés dans un canot de sauvetage, celui-ci n'aurait pas été félicité, même si sa décision de donner la priorité aux femmes et aux enfants avait été légitime. S'il avait profité de sa décision, il aurait été condamné d'autant plus, même si d'une manière ou d'une autre, en se sauvant aux dépens des autres, il aurait également réussi à sauver plus de personnes (ou des personnes plus méritantes comme les femmes et les enfants) et même s'il n'y avait aucun doute sur la justesse de la décision.

Mais les choses sont souvent différentes en temps de guerre, et lorsqu'un commandant en chef gagne une guerre au prix d'innombrables vies, même s'il n'est pas lui-même blessé, ou même s'il en a profité (pas nécessairement en termes d'argent, mais plutôt en termes de pouvoir, de gloire et d’admiration suscitée par la conduite d'une guerre victorieuse), la victoire est toujours attribuée au général. Cela est vrai pour les démocraties aussi. Il suffit de penser aux héros de guerre comme Washington, Grant, Eisenhower et De Gaulle qui sont par la suite devenus des présidents populaires pour s’en convaincre. Pourquoi?

Parce que l'objectif de la guerre n'est pas le même que celui des secours en cas de catastrophe naturelle. Bien sûr, la guerre vise à minimiser les sacrifices, mais ceux-ci sont souvent secondaires par rapport à la lutte qui doit mener à la victoire finale. La guerre comporte un risque de défaite. Mais la victoire en contexte de guerre apporte au vainqueur des avantages en échange des vies perdues: territoire, souveraineté, liberté, démocratie, indépendance, unité, réparations, dignité, etc. Les gains ne sont pas du tout de la même nature lorsqu’il s’agit d’agir face à une catastrophe, où le seul “gain” est en fait de minimiser les coûts en termes de vies perdues. Et, du moins en théorie, ces gains sont partagés par tous ceux qui se trouvent du côté des gagnants. Comme tout le monde en profite, il n'y a pas de mal à ce que le commandant en chef en profite également, et même s'il en profite plus que la moyenne des gens, c'est généralement acceptable.

Mais en cas de catastrophe, en particulier dans la lutte contre les épidémies, le seul but est de réduire le nombre de personnes qui meurent, non pas de vaincre un ennemi délibéré, ni d'obtenir un territoire, la liberté, des réparations et la dignité en échange des morts. Ce même si tout le monde, en fait, a payé un certain prix (perte de liberté qui vient avec l'enfermement, réduction des revenus, de la consommation et des divertissements, perte des possibilités d'apprentissage et d'emploi, fatigue et risques pour les travailleurs de la santé qui doivent faire des heures supplémentaires). L’ensemble de la population doit supporter les conséquences économiques, sociales et psychologiques lourdes de l'épidémie. En théorie, personne ne devrait profiter d'une épidémie (il est plus honteux d'émettre des obligations de peste que des obligations de guerre).

En fait, dans un système démocratique, d'autres conditions sont requises pour qu'un général devienne un héros. Après la victoire de la Grande-Bretagne et de la France lors de la Seconde Guerre mondiale, les peuples des deux pays ont "brûlé leurs ponts derrière eux" et ont écarté Churchill et de Gaulle du pouvoir. Ces derniers ne sont revenus au pouvoir qu'après avoir servi un mandat dans l'opposition et mené une lutte acharnée pour leur réélection. Les chemins de Grant et d'Eisenhower vers la présidence ont été encore plus tortueux; seul Washington est arrivé au pouvoir après avoir gagné une guerre. Il est en fait impensable qu'une personne qui a profité de sa position tout en gérant un état d'urgence lors d'une catastrophe naturelle, comme une épidémie ou un tremblement de terre, reçoive la "gratitude" de ceux qui ne sont pas morts et puisse de ce fait conserver le pouvoir l'urgence disparue.

D'autre part, le dictateur en temps de guerre se voit accorder un pouvoir sur l'armée et si ses ambitions augmentent et que l'armée l'écoute, le risque qu'il ne cède pas le pouvoir après la guerre et transforme la dictature en autocratie est important et s'est même produit. Mais l'autorisation de l'état d'urgence contre les épidémies implique, tout au plus, un contrôle civil spécial et l'extension des pouvoirs de police et de sécurité, avec peu ou pas d'implication militaire. Par conséquent, le risque qu'un état démocratique passe d'une dictature à une autocratie en raison des pouvoirs accordés à un "dictateur épidémique" est faible, du moins n’y a-t-il pas de précédent en la matière. Mais si l'état est déjà autoritaire, le risque est grand que, après la crise, alors que le dirigeant autoritaire a utilisé l'épidémie pour renforcer son pouvoir, celui-ci ne soit pas rendu une fois l'épidémie terminée, une situation qui normaliserait l'état d'urgence et pousserait l'autocratie à faire un pas de plus vers le totalitarisme.

Démocratie et autoritarisme : l'impact à long terme de l'expérience de la lutte contre la pandémie

Les dérogations et les restrictions aux droits de l'homme habituels occasionnées par une période d'urgence se produisent aussi bien lors des épidémies que des guerres, mais leur ampleur et leur portée diffèrent.

En général, l'état d'urgence imposé pour lutter contre une pandémie est plus coûteux pour les droits de l'homme que dans le cas d'une guerre. Pour les citoyens d'un pays démocratique, tant qu'ils ne sont pas capturés ou vaincus (auquel cas il ne s'agit pas d'une simple question de droits de l'homme mais de souveraineté), l’état d'urgence en temps de guerre n'affectera les droits de l'homme qu'en augmentant les impôts, en réduisant la protection sociale, en étendant la conscription et, tout au plus, en régulant l'économie, en restreignant la liberté d'expression et en suspendant certains aspects de la démocratie. Les restrictions ne s'étendront pas à la fermeture des entreprises, à la suspension de l'économie, à la fermeture des villes et à l'enfermement de chacun dans sa maison comme s'il était prisonnier. Les enquêtes épidémiologiques obligatoires et la surveillance de la transmission sont bien plus préjudiciables au droit à la vie privée des personnes que les enquêtes de sécurité nationale visant un petit groupe de personnes en temps de conflit.

Au-delà de la question des coûts, les droits touchés par les guerres et par les épidémies ne sont pas tout à fait les mêmes. Les épidémies n'exigent par exemple pas de restrictions de la liberté d'expression ou de suspension de la démocratie. La guerre, en revanche, n'exige pas l'"enfermement" des citoyens. Une guerre peut entraîner l'interdiction de faire la grève ou l’imposition d’heures supplémentaires obligatoires, mais une épidémie peut entraîner l'interdiction d'aller travailler ou l'imposition d'un "congé" obligatoire. Mais pour la grande majorité des gens, l'enfermement est pire que la restriction de la liberté d'expression et il est concevable que l'interdiction de travailler soit pire que l'interdiction de faire la grève. Je voudrais ici souligner la différence d'impact des deux types d'état d'urgence sur la liberté d'expression.

En temps de guerre, les pays démocratiques imposent parfois plus de restrictions à la liberté d'expression que d'habitude. Il y a deux raisons à cela. La première est d'empêcher l'ennemi de répandre délibérément des "rumeurs" et de mener une "guerre psychologique" pour susciter la panique; la seconde est d'empêcher des reportages de révéler des secrets militaires à l'ennemi. Mais, encore une fois, ces deux motifs sont justifiés par l'existence d'un ennemi déclaré et le risque de perdre la guerre. Ces conditions ne sont pas réunies quand on lutte contre une épidémie et ce que nous appelons l'ennemi, le virus, ne propage pas de rumeurs malveillantes et n'obtiendra pas d'informations secrètes que nos “langues trop bien pendues” pourraient révéler. Il n’est donc pas nécessaire de limiter la liberté d’expression. Le cours de l’épidémie actuelle en Europe et aux États-Unis en est une preuve suffisante: nombreux sont les pays qui ont fermé leurs villes pendant un certain temps pour lutter contre le virus mais ils n'ont jamais refusé à leur population le droit de s'exprimer. Et le résultat du maintien de la liberté d'expression n'a pas été la panique–au contraire, l'insouciance et la “franchise” excessive du public ont été désolantes.

Cela nous amène à réfléchir à un dicton autrefois populaire: "les Américains ont peur de la mort, pas les Chinois". En fait, il y a des gens qui ont peur de la mort et d’autres qui n'en ont pas peur n’importe où et ceux qui prennent des risques ou ceux qui ont vraiment peur de mourir sont en minorité. Pour le dire autrement, la tolérance de la population générale face au danger pour sa vie se situe généralement quelque part au milieu. C’est au niveau des instances gouvernementales qu’on note des différences: "le gouvernement américain (entendre tout gouvernement démocratique) a peur que son peuple meure, tandis que le gouvernement chinois (ou tout autre système autoritaire) n'a pas peur que son peuple meure", du moins en temps de guerre, comme le révèle une comparaison des pertes chinoises et américaines sur les champs de bataille.

Le dicton populaire pendant la pandémie dit pour sa part: "Les Chinois sont obéissants alors que les Américains sont vraiment désobéissants; les Chinois ont peur de la mort mais les Américains pas du tout". S'il existe vraiment un "caractère national", alors dans la lutte contre l'épidémie, le caractère américain a été très coûteux en termes de vies perdues. Cela nous amène à nous demander: l'état américain doit-il s'immiscer dans le "droit d'exister" du peuple au nom de sa propre "survie" et utiliser son pouvoir pour le forcer à "craindre la mort"?

En bref, la pandémie de coronavirus a soulevé de nombreuses questions sur les institutions politiques de l'humanité qui méritent d'être examinées. Pour la Chine comme pour l'Occident, ces questions sont à la fois urgentes et d’une portée large. En matière de lutte antiépidémique, la Chine, avec son "avantage en matière de faible droits de l'homme" a obtenu de grands succès en limitant les droits de l'homme afin de maîtriser la pandémie, mais ce sera un grand défi d'empêcher que la normalisation des mesures d'urgence n'aggrave les droits de l'homme en temps normal. L'Occident, qui a souffert de la rigidité de ses "droits de l'homme élevés", doit apprendre comment une démocratie peut efficacement entrer en état d'urgence et comment mettre fin aux mesures d'urgence au moment opportun.

Dans un système qui prête facilement le flanc à un contrôle coercitif, la Chine a choisi, dans les premiers stades de la pandémie, de contrôler les lanceurs d’alerte et non le virus, pour lequel nous devrions d'abord rechercher les personnes qui en sont responsables. En Occident, au lieu de s'engager dans une politique de pointage du doigt et de responsabilisation individuelle, il faudrait réfléchir aux lacunes du système démocratique actuel pour faire face aux situations d'urgence. Les démocraties pourraient vouloir revoir leur expérience historique de "dictature", tandis que la Chine, une fois l'épidémie terminée, devrait s'efforcer de se débarrasser de "l'autocratie", "laisser le système impérial derrière elle" et pratiquer un véritable respect des droits de l'homme.

Actuellement, certains pays, et certains hommes politiques, se disputent la responsabilité de l'épidémie mondiale. Mais, en fait, comme le virus n'est pas d'origine humaine mais naturelle, personne ne mérite d'être crédité ou blâmé pour cette épidémie. Si le virus donne lieu à une épidémie, là on peut attribuer le mérite et le blâme selon qui réussit et qui faillit dans ses tentatives de contrôle. Quelle que soit l'origine du virus, l'épidémie a commencé en Chine et bien sûr la Chine devrait assumer une certaine responsabilité morale envers le monde pour les erreurs de sa réponse initiale qui ont conduit à la propagation de l'épidémie.

L’Occident avait le “droit” de critiquer la Chine pour les erreurs commises en son début; l’Occident a aussi le “droit” de faire l’éloge (ou non) du succès ultérieur de la Chine dans son combat contre virus ou encore de faire une “étude sélective” de la “leçon” que représente ce succès. Mais la Chine n’a pas le “droit” à ces éloges, et il est absurde, ou du moins très inopportun, que la Chine réclame que le monde la remercie. C'est comme lorsque les colons blancs ont introduit la variole au Nouveau Monde, provoquant une catastrophe humaine, décimant les Autochtones, et que, plus tard, l'Occident a inventé les mesures qui ont permis d'éradiquer la variole dans le monde. Les Autochtones devraient-ils "remercier l'homme blanc" pour cela? L'homme blanc pourrait-il à juste titre demander une telle reconnaissance?

En fait, ce n’est pas là le nœud du problème. Ce que l'Occident devrait considérer très sérieusement, c'est les défauts de la démocratie libérale, en tant qu'institution, face à l'urgence actuelle. Bien sûr, vous pouvez critiquer l'inefficacité de la Chine dans les premiers temps de l'épidémie qui a conduit à sa propagation ailleurs. Mais lorsque le virus a atteint votre rivage et y a pris racine, et que vous n’avez pas réussi à le contrôler malgré des systèmes de santé a priori performants et le pouvoir étatique à votre disposition, est-il encore légitime de blâmer la Chine? Le fait de désavouer la Chine peut-il résoudre le compromis entre les avantages et les inconvénients de la démocratie et de l'autoritarisme dans ce concours institutionnel entre les systèmes démocratique et autoritaire?

Imaginez à nouveau le pire des scénarios: que feriez-vous si les démocraties et les états totalitaires étaient réellement engagés dans une "guerre biologique" ou une "guerre des virus", c'est-à-dire dans une propagation délibérée d'une épidémie pour contrer un ennemi? Vous propagez une épidémie au sein d’un état totalitaire et ce dernier est en mesure de la contrôler complètement –au moyen de mesures extrêmes. Mais quand ce même état totalitaire propage “la sienne” au coeur de vos démocraties et que vous vous retrouvez dans le même pétrin que celui dans lequel vous êtes aujourd'hui, comment ces mêmes démocraties peuvent-elles durer? La durabilité d'une démocratie peut-elle se permettre de dépendre de la bienveillance de ses ennemis?

Notes

[1] 秦 晖, “瘟疫后的全球化:新冠疫情引发的反思.”

[2] Laurence Monnais est professeure d’histoire et directrice du Centre d’études asiatiques de l’Université de Montréal.  Elle est spécialiste, entre autres, de l’histoire de la santé publique.

[3] N.d.t.: Ces deux termes font référence à un statut non libre qui a commencé par le service militaire et s'est transformé en travail agricole sur les domaines des riches et des puissants.

[4] Note du traducteur: 404 en chinois se prononce "si-ling-si" et le 4 avril "si-yue-si": le jeu de mots se perd dans la traduction. Qingming est la "fête du nettoyage des tombes" qui a lieu chaque année le quinzième jour après l'équinoxe de printemps, le 4 avril en 2020.

[5] N.d.t.: Fang Fang (née en 1955) est une écrivaine chinoise qui vit à Wuhan et qui a tenu un journal de ce qu'elle et d'autres Chinois ont enduré pendant le confinement.  Le journal a été rapidement traduit en anglais, ce qui a valu à Fang Fang les critiques de nombreux Chinois qui pensaient qu'elle diffusait le linge sale de la Chine, alors elle avait été largement appréciée avant que son travail ne soit traduit. 
 
[6] N.d.t.:  Qin fait ici référence à l'un des principaux arguments avancés par l'État chinois pour expliquer pourquoi la démocratie de type occidental n'est pas appropriée en Chine :  La Chine est encore un pays en développement, ce qui laisse entendre qu'un droit à la "subsistance" est plus important que, par exemple, le droit de vote.  Ce point est avancé dans l'un des premiers "livres blancs" de la Chine en 2005 et est encore évoqué aujourd'hui, malgré les progrès considérables de la Chine.
 
[7] N.d.t.: son assassinat est lié à la rébellion des Anlu Shan (755-763), un soulèvement majeur de la période Tang. Yang Guifei, et toute sa famille, étaient proche d'Anlu Shan qui faisait partie de l'entourage impérial avant le soulèvement, soulèvement dont les Yang ont de ce fait dû prendre une partie de la responsabilité. “Maweipo”  fait référence à un endroit où l'empereur et la cour se sont réfugiés lorsqu'ils ont été contraints de fuir la capitale. La quasi-mutinerie qui a suivi a fait que plusieurs généraux de l'empereur ont exigé la mort du clan Yang, y compris Yang Guifei, et l'empereur a acquiescé malgré son amour pour cette dernière.

[8] N.d.t. : Liu Shaoqi (1898-1969) fut un membre haut placé du PCC et le bras droit de Mao à diverses occasions jusqu’à ce qu’il soit l'objet d'attaques contre les "révisionnistes" pendant la Révolution culturelle. Liu est mort en captivité, apparemment parce qu'on lui a refusé l'insuline dont il avait besoin, étant diabétique.

[9] N.d.t. : Lin Zhao (1932-1968) intègre le PCC alors qu'elle était adolescente, mais elle est finalement devenue dissident et a osé critiquer le président Mao. Elle a été exécutée en 1968.

[10] N.d.t: En fait, Qin parle ici de l'histoire des "trois moines" tirée du folklore chinois. Au début de l'histoire, un moine vit seul dans un temple au sommet d'une colline; à l'aide d'une perche, il fait monter deux seaux d'eau par jour. Un deuxième moine arrive. Ils tentent de coopérer en se partageant le travail mais la perche s’avère trop courte pour être utilisée par deux personnes et ils ne peuvent porter qu'un seul seau d'eau, dont une grande partie se déverse en montant la colline. Puis un troisième moine arrive, qui a bu l'eau. Les deux premiers moines obligent alors le nouveau venu à porter les deux seaux d'eau, ce qu'il fait, mais il les boit tous les deux. Tout le monde se met alors en grève jusqu'à ce qu'un incendie du temple leur fasse comprendre que la coopération est la seule solution et ils conçoivent ensemble un système de poulie pour acheminer l'eau au sommet de la colline.

    Subscribe for fortnightly updates

Submit
This materials on this website are open-access and are published under a Creative Commons 3.0 Unported licence.  We encourage the widespread circulation of these materials.  All content may be used and copied, provided that you credit the Reading and Writing the China Dream Project and provide a link to readingthechinadream.com.

Copyright

  • Blog
  • About
    • Mission statement
  • Maps
    • Liberals
    • New Left
    • New Confucians
    • Others
  • People
  • Projects
    • China and the Post-Pandemic World
    • Chinese Youth Concerns
    • Voices from China's Century
    • Rethinking China's Rise
    • Women's Voices
    • China Dream-Chasers
    • Textos en español
  • Themes
    • Texts related to Black Lives Matter
    • Texts related to the CCP
    • Texts related to Civil Religion
    • Texts related to Confucianism
    • Texts related to Constitutional Rule
    • Texts related to Coronavirus
    • Texts related to Democracy
    • Texts related to Donald Trump
    • Texts related to Gender
    • Texts related to Globalization
    • Texts related to Intellectuals
    • Texts related to Ideology
    • Texts related to the Internet
    • Texts related to Kang Youwei
    • Texts related to Liberalism
    • Texts related to Minority Ethnicities
    • Texts related to Socialism with Chinese Characteristics
    • Texts related to Tianxia
    • Texts related to China-US Relations